Elle offre à certains le bonheur immédiat de la possession et à d’autres le désir ou l’illusion qu’ils pourront un jour accéder facilement aux biens de ce monde. Il est trivial et nécessaire de rappeler que le monde d’aujourd’hui n’est gouverné que par l’argent, concept que l’on peut décliner sous ses différents avatars qui tournent autour de la volonté de puissance et de domination. L’individu s’adapte plus ou moins bien à cette situation et repousse la question du sens à des temps meilleurs. Pourtant, il est des situations de grand bonheur ou de grand malheur, des moments particuliers où la réponse, en termes d’avoir : j’ai / je n’ai pas est insuffisante pour l’individu engagé dans ces tourments. La réponse, purement matérialiste, s’échoue généralement devant l’amour, la naissance, la maladie, la mort, ces étapes d’une vie, leur simple matérialité une fois épuisée, débouche sur un questionnement du sens.

Malheureusement, il y a là une grande inégalité planétaire devant l’approfondissement ou non de ce questionnement. Le Syrien ou le Yéménite qui vit sous un déluge de bombes n’aura pas beaucoup le loisir de prolonger l’interrogation au-delà de la simple résignation ou du constat de l’absurde de l’existence. Pas d’antenne psychologique ni d’aumôniers compatissants pour la majorité de ceux qui souffrent sur la Terre. Pourtant, pour que l’humanité ne s’installe pas dans la barbarie, il faut donner à l’homme la possibilité de se poser la question du sens et que quelqu’un puisse accompagner ce cheminement.

L’accompagnement spirituel est un des moyens d’ouvrir l’être aux questions fondamentales de l’existence. Dans les établissements hospitaliers, les casernes et les prisons, cet accompagnement est confié aux tenants des religions installées dans le pays, à travers un service d’aumônerie spécifique pour chaque religion. Il n’existe pas en France d’accompagnement spirituel détaché d’une référence religieuse. Doit-on s’en réjouir ou au contraire le déplorer ? Dans certains cas, les pouvoirs publics responsables du fonctionnement de ces services d’aumônerie souhaiteraient que les intervenants d’aumônerie soient des accompagnateurs spirituels susceptibles d’intervenir auprès de chacun, indépendamment de sa religion. Ceci est particulièrement vrai pour les hôpitaux et les établissements sanitaires et sociaux qui voudraient que les aumôniers participent, au même titre que les soignants, au processus de soin et répondent donc à un besoin spirituel plus que religieux.

Le besoin spirituel

Mais qu’est-ce qu’un besoin spirituel  ? Traditionnellement, on parle du spirituel par opposition au matériel. René Descartes, à la suite de Platon, pose le corps et l’esprit comme radicalement étrangers l’un à l’autre. L’esprit est non seulement distinct de la matière inerte mais également supérieur à toute forme de vie biologique. L’esprit pour Descartes, c’est la pensée pure, au-delà de l’imagination, des sensations et des passions. « Je ne suis donc, précisément parlant, qu’une chose qui pense, c’est-à-dire un esprit, un entendement ou une raison », dit Descartes dans Les Méditations métaphysiques(1). Le besoin spirituel serait le désir chez l’homme d’avoir accès à cette pensée pure, la véritable réalité n’étant dégagée que par l’esprit. Nous ne connaissons vraiment que ce que nous sommes obligés de recréer par la pensée. L’accompagnateur spirituel serait donc une sorte d’accoucheur de pensée qui, par le dialogue, la prière, la méditation, le silence intérieur, encouragerait l’homme à poser sur la réalité extérieure un autre regard, un regard dégagé des contingences immédiates, un regard qui ne soit pas subordonné aux dires du monde et qui puisse aider l’homme dans sa relation avec lui-même, avec les autres et avec le monde.

Concilier le fini avec l’infini

Notre esprit, loin de constituer la part irrationnelle de l’individu, représente dans la littérature biblique, par exemple, l’intelligence, la réflexion, la faculté de compréhension. L’esprit évoque aussi le souffle intérieur qui s’oppose à l’attachement à l’éphémère et inscrit l’existence dans la vérité et la sagesse. L’objectif d’un accompagnement spirituel n’est pas, contrairement à ce que beaucoup pensent, de séparer l’intelligible du sensible et de transformer l’homme terrestre en homme céleste dégagé de l’emprise de la chair, mais de concilier le fini avec l’infini où ce dernier n’apparaît pas comme la perspective lointaine de l’au-delà mais comme l’irruption d’une transcendance qui donne au fini sa perspective ultime.

Autrement dit, l’accompagnement spirituel permet de faire prendre conscience à l’homme qu’il est cet être singulier qui est toujours devant soi, en tâche de soi, qu’il sort du magma des choses en imposant son acte libre : il existe, il se tient hors de lui-même. C’est tout l’enjeu du dialogue qu’ont les aumôniers avec les détenus, les malades, les souffrants de toutes sortes de maux sociaux ou physiques : tu n’es pas réduit.e au fini de ta condition. La spiritualité pour l’homme, c’est donc la possibilité qui lui est donnée de faire la synthèse entre des éléments hétérogènes : le fini et l’infini, le temporel et l’éternel, la liberté et la nécessité, l’absolu et le relatif, l’inconditionné et la condition, comme l’exprime le philosophe danois Soeren Kierkegaard. le religieux, un cadre structurant
Mais reposons-nous maintenant la question de savoir si cet accoucheur de pensée ou ce synthétiseur d’éléments hétérogènes, comme évoqué plus haut, a forcément besoin d’avoir partie liée avec une religion. La spiritualité de l’homme a-t-elle nécessairement besoin d’un terrain religieux pour s’exprimer ? Les religions ont sans doute l’immense inconvénient d’avoir une histoire pas toujours glorieuse à défendre, d’être des institutions imparfaites qui s’estiment souvent parfaites, d’enfermer la foi de l’individu dans des dogmes rigides et des pratiques désuètes, de porter parfois sur la condition de l’homme un regard teinté de pessimisme radical. Les défenseurs d’une spiritualité sans religion accusent celle-ci de confisquer la spiritualité à son profit et de conditionner ce chemin de liberté à des dévotions en son honneur qui éloignent du véritable travail personnel à accomplir.

Pourtant, le religieux présente l’avantage d’offrir à l’homme un cadre structurant éprouvé par l’histoire, fût-elle chaotique, d’inscrire l’être singulier dans une généalogie ouverte qui le dépasse et lui évite ainsi le douloureux travail de la recherche d’une origine. Si je proclame que j’ai Abraham pour père, je m’inscris dans un récit, certes presque mythologique, mais où je n’ai pas à me justifier d’être et où les conséquences de cette paternité littéraire seront la foi dans ce dieu biblique qui appelle l’homme à se réaliser.

L’accompagnement spirituel s’incarne dans des mots et dans un verbe et la religion permet de mettre Dieu (ou l’absolu) à distance pour que l’individu ne vienne pas se fondre en lui, se perdre dans une prétendue pureté spirituelle.

Le religieux met à distance et fait résonner un texte dont l’appropriation est à la fois collective et individuelle, actuelle et passée, et dont la force ne réside pas dans sa dimension morale ou prescriptive mais dans son pouvoir de protestation pour l’homme en mesurant les bornes de la finitude et en affrontant l’infinité.

Le processus de nomination

Cette séparation, mise en scène par le texte, réaffirme que l’existence humaine prend sens dans un processus de nomination, c’est-à-dire dans ce double mouvement de mise à distance et de reconnaissance. Le premier geste des parents est de nommer l’enfant, lui reconnaître une existence autonome par rapport à eux, lui donner sa place dans le monde. Beaucoup de ceux que l’on rencontre en prison n’ont jamais été nommés et leur biographie ne fait jamais mémoire d’une place marquée et désignée par un autre pour eux.

Beaucoup de ceux qui souffrent dans notre société ont souvent l’impression que personne ne leur donne leur place et qu’ils sont obligés de la conquérir en dépit de leurs maux. Le religieux donne à l’expression de la spiritualité une forme narrative et ritualisée dans laquelle le rapport à l’Autre est médiatisé à la fois par la tradition et à la fois par l’interprétation d’une parole extérieure qui fonde ce processus de nomination.

Ainsi la parole du prophète Esaïe, qui dit en parlant de la relation de Dieu avec l’homme, « Une femme oubliet-elle son nourrisson ? N’a-t-elle pas compassion du fils qui est sorti de son ventre ? Quand elle l’oublierait, moi je ne t’oublierais pas. Je t’ai gravée sur mes mains ; tes murs sont constamment devant moi. » (Esaïe 49,15-16)
Cette parole, pour être vraiment entendue comme parole fondatrice de l’être, doit pouvoir s’envisager dans une double dimension : individuelle et collective. L’accompagnement spirituel fait ainsi entendre à l’autre l’écho d’une autre voie, de celle qui nomme et qui dépasse le seul face à face.