L’éclairage de Mathieu Gervais, doctorant en science des religions à l’École pratique des hautes études (EPHE).

Le paradigme dominant de la sociologie des religions a longtemps été celui de la sécularisation. Il s’agissait de lire l’histoire moderne comme un processus de sortie de la religion au profit de la rationalité, politique et scientifique.
L’idée générale d’un désenchantement du monde se décline ici dans l’observation d’une emprise décroissante des institutions religieuses sur la société et d’une pratique religieuse en recul. Par exemple en 1960, un Français sur quatre déclarait aller à la messe tous les week-ends, ils n’étaient plus que un sur dix en 1980 et sont aujourd’hui un sur vingt seulement. De fait, l’influence politique et culturelle directe (consigne de vote par exemple) des institutions
religieuses est aujourd’hui complètement marginalisée.

Toutefois, ce paradigme de la sortie de la religion doit être amendé de plusieurs manières. D’abord, il convient de souligner que la baisse de la pratique religieuse ne s’observe de façon significative que dans l’espace européen, ce qui rend problématique l’application d’une analyse en terme de sécularisation dans d’autres régions du monde : aux USA par exemple 80 % de la population déclare croire en Dieu. En Chine un autre problème se pose quant à la possibilité d’appeler religion les croyances et la pratiques traditionnelles, ce qui pose la question de savoir si nos analyses européennes ne sont pas trop centrées sur une définition chrétienne de la religion. De plus, en Europe même, si on relève effectivement, depuis les années 1970, un affaissement des pratiques et des appartenances à tel ou tel culte, les croyances demeurent : en 2005, 52 % des Européens déclaraient croire en Dieu et 30 % croire en une « force spirituelle ».

En fait, on croit toujours, mais différemment. C’est pourquoi on parle d’individualisation et de dissémination des croyances : multiplication des contenus des croyances qui se construisent de plus en plus de manière individuelle, comme un choix et non un héritage. Le terme bricolage sert parfois à expliquer la façon dont les individus se constituent concrètement des croyances à la carte en piochant dans les différentes ressources religieuses à leur disposition.

Le paysage religieux de nos pays se trouve alors profondément marqué, non par la disparition du religieux, mais par la pluralisation des croyances. Historiquement relativement homogènes sur le plan des croyances, nos sociétés deviennent donc pluralistes sous une triple influence.
D’abord, les flux migratoires entraînent une cohabitation entre plusieurs traditions religieuses, on pense par exemple à la religion musulmane en France. Ensuite, la dissémination des croyances voit apparaître de nouvelles pratiques et de nouvelles institutions dont l’aspect religieux peut être questionné (depuis la diffusion du bouddhisme jusqu’à celle de la scientologie). Enfin, l’individualisation propre à notre société s’observe aussi sur le plan des croyances et engendre souvent une croyance religieuse qui s’exprime sans appartenance à une institution religieuse (« je crois en Dieu mais ne suis pas chrétien, ni musulman, ni juif… »).
Inversement, il est aussi important de relever que les traditions religieuses continuent de revêtir une importance culturelle importante, surtout en période de crise. En effet, si on a pu croire que le développement de la science et de la technique associé à la croissance économique tendaient à désenchanter le monde, la remise en cause de ce projet depuis les années 1970 va avec la valorisation des traditions religieuses comme refuges identitaires. Certains chercheurs parlent même parfois d’appartenance sans croyance pour expliquer ce rattachement à la religion. Ainsi, depuis le débat sur les racines chrétiennes de l’Europe, jusqu’à la diffusion de l’islam radical, en passant par les manifestations catholiques contre le mariage pour tous, on constate que l’augmentation des sentiments d’incertitude (sur la définition de nos identités et notre avenir) et d’insécurité (économique et sociale) vont souvent avec la réaffirmation de valeurs religieuses.
Finalement, il existe un consensus sur le déclin de la religion en tant qu’institution qui règle notre vie dans tous ses aspects : en France, le catholicisme n’a plus le poids qu’il avait en 1950. En même temps, on constate des recompositions plutôt qu’une disparition des croyances. Le débat reste alors ouvert sur la définition de la religion, de la religiosité, des croyances, de la spiritualité. Ce qui paraît toutefois certain, c’est la nécessaire réforme d’une lecture historique linéaire qui prédirait la disparition programmée de la religion.