S’il est pour nous plaisant d’aller par choix découvrir un Thaï ou déguster un foutou, pouvons- nous imposer une nourriture « occidentale » à autrui ?

La nourriture prend place dès le sein de la mère, dès les premiers pleurs, les premières gratifications, les fêtes familiales. Elle dit le regard, la tendresse, la satisfaction, comme le dégoût… Le repas est un temps convivial, un temps fort d’apprentissage du vivre ensemble, un signe d’appartenance au groupe avec son risque d’exclusion, de solitude en cas de non reconnaissance… Sur l’autel des ancêtres, la nourriture fait le lien entre les vivants et les morts, elle relie aussi les vivants à leur Dieu avec des mets fortement symbolique, pain, vin, sel, huile, herbes amères, agneau… sans parler du prépuce de la circoncision ou le placenta dans certaines coutumes ! La nourriture fait partie de l’identité, de la culture, des tabous, du statut de la personne, bien avant les préceptes, règles et interdits religieux : un chrétien arabe ne s’alimente pas comme un chrétien coréen ! Mais dans n’importe quelle région, un musulman voudra respecter la loi coranique en mangeant Hallal et un juif transgresserait la Loi en ne mangeant pas Casher… S’asseoir sur une chaise, renoncer à la cuillère, les baguettes ou les doigts… partager un plat, prendre un repas, avec un/des inconnus dont on ne sait rien de ses propres culture, coutume, croyances et qui ignorent les vôtres… Tout cela ne va pas de soi !

Rester en relation avec  les personnes que nous nourrissons

Troquer la farine de manioc pour la purée en sachet de l’épicerie sociale, le ragout de chèvre maigre pour un roboratif bœuf bourguignon, le yaourt de chamelle pour un fromage gras, les fruits et légumes de saison pour des conserves et sodas sucrés… Dénutrition pourrait bien rimer avec malnutrition quand les modes alimentaires perdent leurs repères ! Comment rester en relation avec les personnes que nous nourrissons, les personnes âgées ou handicapées accueillies dans nos institutions, mais aussi celles qui arrivent et demeurent parfois longtemps dans des hébergements « provisoires » ? Elles vivent leur souffrance présente avec leur propre histoire et culture… Comment éviter que leur nouveau style de vie et d’alimentation ne déséquilibre une santé souvent déjà précaire, en troquant un régime frugal par nécessité, pour une nourriture riche et surabondante ? Diabète, obésité, hypertension guettent ces proies faciles et les programmes d’ « éducation diététique » ignorent trop souvent encore les habitudes et croyances liées à chaque culture… alors que l’apprentissage des équivalences permettrait de découvrir voire adopter sans danger des nourritures nouvelles.

Un défi pour nos institutions

Respecter la singularité de l’individu, son passé, ses émotions culinaires, tout en préservant un possible « vivre ensemble », l’aider à percevoir que nous partageons un monde commun, en n’enfermant pas une personne dans ce que l’on suppose être ses habitudes, sa culture, sa « bonne nourriture » ; faire place à sa capacité de se penser « autre » et l’accompagner pour une adaptation à un nouveau mode alimentaire… telles pourrait être le défi des bénévoles et des soignants !    1

Par Nadine Davous-Harlé, Médecin et présidente de l’espace de réflexion éthique du CHIPSG