La fondation américaine Pew a sondé, en septembre dernier, un échantillon substantiel d’Américains (plus de 6.800) sur un certain nombre de questions de société (notamment en vue des prochaines élections présidentielles). Les résultats peuvent surprendre. 61% d’entre eux considéraient que les inégalités économiques, aux Etats-Unis, étaient trop fortes. Une liste d’enjeux était proposée aux personnes interrogées et elles ont classé certains d’entre eux comme très prioritaires : un meilleur accès à la protection santé, la lutte contre la toxicomanie, l’accès élargi aux premières années d’université, la lutte contre le terrorisme, le changement climatique (très prioritaire pour 49% des personnes et plutôt prioritaire pour 27 % d’entre elles), la réduction de la violence liée aux armes et, finalement, la réduction des inégalités économiques. Sur certains items (comme le dernier, on l’imagine volontiers), les plus riches se séparaient des plus pauvres. Mais, par exemple, pas sur la prise en compte du changement climatique.

Avec ce genre de tableau, on ne comprend pas comment un président et un parti qui (mis à part la lutte contre le terrorisme) tournent aussi résolument le dos à tous ces problèmes peuvent jouir d’une telle popularité, au point que la réélection de Donald Trump soit de l’ordre du possible.

Entre opinion et vote : un fossé

Cela mérite réflexion. Commençons par une série de commentaires qui relèvent de la sociologie politique classique. Le premier est que l’on sait, depuis longtemps, que les opinions sont volatiles et qu’elles ne reflètent que très imparfaitement les ressorts qui font agir (et voter) pour de bon les personnes. Tout un chacun est plutôt d’accord, par exemple, avec le fait qu’il y a trop de pauvres et que la richesse devrait être mieux répartie. Mais si un gouvernement prend à bras le corps cet enjeu, nul doute qu’il se heurtera à des oppositions nombreuses. On connaît également cette contradiction à propos du changement climatique : il faut s’en occuper, dit-on volontiers, à condition (c’est sous-entendu) que cela ne dérange pas mes habitudes. Il y a donc toujours une ambivalence des opinions, et cette ambivalence n’est pas captée par un simple sondage.

Ensuite, et sans même qu’il y ait forcément une ambivalence, il est rare que l’homme de la rue mesure la complexité de la mise en œuvre d’une politique. Les efforts laborieux d’un gouvernement sont, dès lors, interprétés comme une preuve d’incompétence ou de mauvaise volonté. Je me souviens, par exemple, des critiques adressées à l’administration Obama, par ses propres électeurs, quand elle accoucha péniblement du système d’assurance maladie étendue. Cela peut expliquer, également, qu’entre un avis a priori sur un horizon à viser, et l’évaluation ex-post d’une politique concrète, il puisse y avoir de grands écarts.

Une autre remarque ne tient pas à l’écart entre opinion a priori et opinion a posteriori, mais à une distorsion de la démocratie. La puissance des lobbys conduit, en effet, à ce que la politique mise en œuvre s’écarte de l’opinion majoritaire. En clair, l’opinion des plus fortunés a plus de poids que l’opinion moyenne. La logique « un homme = une voix » est donc dévoyée du fait que les campagnes électorales sont financées par des millionnaires (dont l’opinion est évidemment écoutée avec bienveillance, ensuite) et que des groupes de pression très puissants savent mener des opérations de propagande plutôt efficaces, à chaque fois qu’une mesure menace leurs intérêts.

Et si on rassemble ces trois phénomènes, il en résulte que les gouvernements en principe en faveur d’une certaine égalité entre les citoyens n’ont pas toujours fait la preuve, aux yeux de leurs électeurs, de leur efficacité. Lesdits électeurs ne vont donc pas nécessairement leur accorder leur voix, même s’ils partagent, en principe, les mêmes aspirations. La convergence des opinions ne se traduit donc pas nécessairement par la convergence des votes.

Savoir faire rentrer en débat des questions fortes

Mais une fois cela dit, il n’en reste pas moins qu’il y a là des aspirations, même vagues et contradictoires, qu’il est important de relayer.

Dans la pratique, Donald Trump use d’une stratégie plutôt efficace qui consiste à balancer des tweets rageurs auxquels la presse et l’opposition se croient obliger de répondre. Ce faisant, il déplace le débat sur les terrains qui l’intéressent.
Et on peut faire des constats tout à fait semblables sur les leaders populistes en général : ils parviennent à occuper l’agenda politique avec leurs préoccupations. Si on passe trop de temps à les contredire, on fait leur jeu. La vraie manière de leur répondre est d’insister sur des aspirations auxquelles ils ne s’intéressent pas.

D’ailleurs l’expérience que l’on a pu faire dans de nombreux pays est qu’un programme du genre « tout sauf untel » a toutes les chances d’échouer. Si un homme politique a suscité la réprobation, cela jouera mécaniquement contre lui, de toute manière. Mais si ses adversaires ne sont pas capables de dire clairement la direction qu’ils suivront, leurs arguments négatifs seront plutôt mal vus. En l’occurrence, les candidats démocrates feraient bien de lancer des thèmes de débat qui soulèvent des problèmes auxquels ils attachent de l’importance et qui ont, on le voit, un certain écho dans l’opinion.

Et si on sort des Etats-Unis, force est de constater que les gouvernements européens, eux aussi, se laissent facilement intimider par des groupes d’intérêt certes très puissants, mais parfaitement contestables si on veut bien se donner la peine de faire vivre un débat public qui soit autre chose que des petites phrases et des arguments ad hominem.

Politique et croyances magiques

Une fois tous ces arguments rationnels passés en revue, il faut aussi dire que la politique reste le lieu des projections et de l’irrationnel. Voter pour un candidat c’est s’identifier à lui. Bon nombre d’électeurs de Donald Trump avaient juste envie de « gueuler » et ils étaient satisfaits de voter pour quelqu’un qui oubliait toute retenue. De ce point de vue, ils n’ont pas été déçus !

Mais la projection ne marche pas toujours aussi bien. On espère d’un homme politique qu’il aplanisse toutes les difficultés et on imagine qu’il dispose, pour ce faire, de pouvoirs magiques inconnus du commun des mortels. De ce point de vue le « yes we can » de Barak Obama n’était pas sans ambiguïté. Certes, il y avait le « we ». Mais ce collectif est un ressort dont Obama, une fois élu, n’a pas beaucoup usé. Les électeurs attendent, en fait, que l’homme politique transcende les contradictions qui les habitent et qu’il règle, comme par magie, les écarts entre opinion et action, entre bonne volonté et contraintes du quotidien, qui tarabustent chacun de nous.

C’est un domaine, il faut le souligner, où la sociologie classique s’est plutôt fourvoyée. Durkheim avait identifié Dieu avec « la société ». Il considérait que l’homme accédait à l’idée du sacré, ou d’une puissance supérieure, quand il se trouvait pris dans une dynamique collective qui le transcendait et qui le convainquait d’être en présence d’une puissance d’action supérieure. Mais rien de tel ne se produit aujourd’hui : cette puissance d’action est rassemblée sur la tête d’une personne, plutôt que portée par un collectif. Weber, lui aussi pensait, que les sociétés modernes en avaient fini avec la domination charismatique, où tout se joue sur la force d’entraînement d’un leader. Oui, il reste difficile de mobiliser un collectif comme levier pour agir. Un collectif peut constituer, aujourd’hui, une force d’opposition, mais rarement une force d’action.

Or, si on retourne vers la critique politique que l’on trouve dans le prophétisme de l’Ancien Testament, il est intéressant de voir que les prophètes ont souvent deux cibles : les rois en place, d’un côté, et l’ensemble de la société, de l’autre. Les livres de Samuel, des Rois et des Chroniques donnent beaucoup de poids aux choix du souverain qui fait « ce qui est bien » ou « ce qui est mal » aux yeux de l’Eternel. Mais, chez les prophètes, le discours est plus balancé et ils n’exonèrent pas le peuple de toute responsabilité : ils pointent certains groupes sociaux ou parfois des comportements généralisés comme participant de dérives critiquables.
Et ils s’attaquent, en particulier, aux tentatives de divinisation des souverains en place, auxquelles le peuple prête une oreille bien trop complaisante, à leur goût.

Le pouvoir isole, on le dit, et cela renforce la croyance dans le fait que les gouvernants sont des hommes « à part », pour le bien (on fantasme sur leurs super-pouvoirs), comme pour le mal (ils ont perdu le « sens des réalités »). Mais, de fait, il me semble que le personnel politique, une fois élu, ne mobilise pas suffisamment les électeurs qui pourraient, pourtant, souvent être les bienvenus, si on mettait sur la table les forces qui s’agitent en coulisse pour entraver la marche des réformes. Un peu moins de centralisation du pouvoir permettrait plus de capacité collective d’action.