La vérité se dit d’abord par les actes : apporter un soutien direct aux personnes devient en temps de crise la priorité absolue. « Vous voulez qu’on tende la main vers quoi ? », se lamente Patrick, un SDF habitué du 9e arrondissement, en regardant la rue déserte. Sans possibilité de se raser depuis presque deux mois après la fermeture du centre social qui l’accueillait, il lisse sa nouvelle barbe qui cache mal des joues creuses. À l’exclusion sociale sont venues s’ajouter non seulement la peur d’être malade, la violence accrue dans les nuits désertes, la perte des repères habituels ou celle des revenus de la mendicité, mais aussi la fermeture de lieux sanitaires comme les cafés.

Bouleversement des habitudes
Un désastre auquel ont dû faire face les associations de soutien, comme la Mission évangélique parmi les sans-logis (MEPSL), une œuvre protestante de l’arrondissement voisin. « Nous avons dû renforcer notre action face à la demande, et adapter nos pratiques… ou plutôt les refondre totalement », analyse le pasteur Gilles Boucomont, président de la MEPSL. Un constat que partagent beaucoup d’œuvres et de mouvements protestants. À la fondation La Cause, le risque couru par les personnes déficientes visuelles a été pris en compte.

Le dispositif d’écoute et d’accompagnement a été exceptionnellement renforcé face aux effets de la solitude et au changement des repères habituels. Des associations médico-sociales comme l’ordre de Saint-Jean ont choisi de ne pas fermer tous leurs établissements d’accueil situés dans les hôpitaux, mais de les placer au service des soignants, soit pour leur logement, soit pour leur repos entre deux gardes.

Une manière de jouer la solidarité de l’engagement. D’autres ont opté pour la voie de la solidarité de proximité en créant des relais téléphoniques avec les personnes âgées. C’est le cas dans huit des dix paroisses contactées pour l’occasion. Dans l’une d’elles, le pasteur témoigne même, sous couvert de l’anonymat, avoir enfreint le RGPD, sacro-saint Règlement de protection des données personnelles, pour toucher les foyers connus ne participant pas à la vie paroissiale, « parce que je sais qu’il y a chez nous environ 30 % de personnes en situation d’extrême solitude. La vérité, elle est là. » Une initiative inimaginable il y a encore 6 semaines, mais très bien ressentie par les bénéficiaires et qui a permis de mettre en place cinq secours alimentaires.

Opportunisme de bon aloi

Face à cette crise sociale aiguë, deux phénomènes semblent se combiner. Le renforcement des liens entre associations, et la force décuplée produite par la concentration de leurs actions. La banque alimentaire, par exemple, a vu réduire au début de la crise le nombre d’associations capables de distribuer des repas. Elle a en revanche plus que doublé son soutien à la MEPSL. Celle-ci fait le même constat : « le nombre des bénévoles habituels venant parfois de loin a chuté avec le confinement. Nous collaborions avec des bénévoles de toutes dénominations : luthériens, pentecôtistes, baptistes, réformés, darbystes et libristes. Nous avons dû faire face et travailler différemment. »

Les membres de la paroisse de Belleville ont été mis à plus forte contribution et les voisins du quartier ont prêté leurs bras. Dans cette partie considérée comme « bobo » du 10e arrondissement, le choc des cultures est parfois saisissant, mais « ça fonctionne » s’amuse le pasteur. « Pour s’adapter à la situation, on a remplacé la prédication avant le repas collectif par une prière ; et comme on sert les repas dans la rue et qu’on ne peut pas prier en pleine rue, on rédige sur papier. Le “Amen” de certains musulmans pourrait être étonnant. Mais il est vrai. Devant la détresse humaine, les dénominations tombent au profit d’une parole vivante et concrète. »

Fracture visible

L’association a même appuyé l’initiative d’installation par la Mairie de toilettes et d’un urinoir au milieu de la place de ce petit village, pour éviter les problèmes de voisinage. Ce pourrait être une anecdote si ce n’était un signe fort du mouvement de solidarité déclenché par la situation d’urgence. Le ton de la voix se fait plus grave quand il constate la foule des personnes venues prendre un repas : 150 mètres, compte tenu des distances de sécurité. Comme beaucoup d’autres associations, le pasteur a vu les files s’allonger de jour en jour, pour plus que doubler et se bigarrer. À ce rythme, les SDF ne seront ici bientôt plus majoritaires. Chômage, faibles revenus, « je vois même des salariés qui ne peuvent plus s’en sortir. Cette crise fait surgir au grand jour une misère jusque-là cachée. »

Et derrière cette misère, sont bien sûr révélées des détresses plus profondes, plus anciennes. Leur accompagnement justifie à lui seul la devise de la Mission : La Parole et le Pain.
Les repères et les codes habituels ne fonctionnent plus, beaucoup de bénévoles n’ont plus la possibilité d’accomplir leur mission, les liens tissés ont disparu. Dans cette épreuve de vérité des acteurs de l’Humain restent l’adaptation et la créativité. Leur caractère exceptionnel leur donne un reflet d’autant plus important dans ce contexte de silence social.

Un arrière-plan solide

À ces aides directes auprès des plus fragiles, s’ajoutent des initiatives moins visibles qui touchent au maillage social. La Fédération de l’Entraide protestante propose, en plus de sa coordination des initiatives, un message régulier de réflexion et de soutien éthiques aux associations sur le terrain. « Comment faire face à la culpabilité », « Comment accompagner la radicalité de l’enfermement », « Comment se rendre proche »… autant de questions soutenues par des textes et la réflexion de spécialistes au bénéfice de ceux qui, sur le terrain, affrontent les réalités.
Ces messages ont leur utilité. Car si les actions d’associations sont précieuses, leurs racines sont fondamentales. Il y a en effet un point commun entre une paroisse qui brave la justice d’un règlement en vertu de l’urgence, et une association que sa compassion fait distribuer la soupe à une personne dont elle sait que ce sera le seul repas sans alcool de la journée. Tendu entre la loi et la compassion, seul leur sentiment d’avoir à vivre une vérité les pousse à s’engager. Une certaine vérité, pour eux, peut se trouver dans ces moments de tension sociale. Cette vérité de l’engagement n’est pas un curseur placé entre la loi et la compassion, une sorte d’arbitrage éthique. Elle se situe dans le silence, la respiration au moment même où la décision se prend.