Le Conseil d’Analyse Economique, dans une note éditée l’année dernière, a souligné que les petits commerces augmentaient dans les villes de taille moyenne, mais qu’ils faisaient la part belle aux cafés, bistrots, tous petits restaurants, au détriment des autres magasins. Le dommage est grand. Cette instance publique observe en effet que les boutiques de proximité contribuent au brassage social. On osera dire davantage : à la vie collective. A franchir un seuil, on songe qu’il existe mille églises où trouver son bonheur et la rumeur populaire avait raison d’appeler « Marchand de couleurs » une boutique où régnaient des bouquets de détergents, de casseroles et de balais, capharnaüm aux parfums de mâchefer. Tout est gagné dans un petit magasin : la découverte, l’échange, avant tout la relation humaine, grâce à des magiciennes et des prestidigitateurs que l’on appelle des vendeurs. Un monde qui change votre vie quotidienne en épopée.
Un libraire aux racines protestantes
Bruno Lichtenauer est l’un des responsables de la plus ancienne librairie d’Angers, Kroki, où l’on vend des bandes dessinées. Chaleureux, ce passionné de bulles a vu le jour dans une famille œcuménique, une mère catholique – et bretonne – un père protestant. « J’ai grandi entre Bach et Mozart, dit-il en souriant. Ma grand-mère maternelle m’amenait tous les dimanches à l’église, et de l’autre côté, j’apprenais le parcours d’une famille autrichienne et juive pour qui la Réforme avait permis d’échapper aux persécutions. » Cela prédisposait-il Bruno à promouvoir des ouvrages des Bandes dessinées d’histoire avec le talent qui le caractérise ? Peut-être bien. Mais l’ancrage professionnel de ses parents tient malgré tout le rôle essentiel dans son parcours.
« Fils de commerçants du Val d’Oise, je me compare parfois à Jean-Baptiste Grenouille, le héros du Parfum de Patrick Suskind dont la mère est poissonnière et qui, parce qu’il est né parmi les étals de fruits de mers, est devenu parfumeur. Dès mon plus jeune âge, à une époque où les nounous ne couraient pas les rues, j’ai accompagné mes parents sur les marchés. Petit à petit, j’ai rendu la monnaie, puis proposé des canards ou des poulets puisque mes parents exerçaient la profession de volaillers, enfin j’ai remplacé ma mère deux fois par semaine et pris conscience que je pouvais réaliser des bénéfices conséquents. » Comme d’autres deviennent musiciens parce que leur père ou leur mère pratique l’art des sons, paysans parce que leurs parents cultivent le blé, Bruno Lichetnauer s’est réalisé dans un univers où le commerce est d’abord une affaire de sensibilité.
« Connaître le nom des gens, leur histoire familiale ou personnel, ce n’est pas un devoir, mais une inclination, un élan naturel, dit-il. Quarante ans après avoir quitté ma région d’origine, je me souviens des clients de mes parents, de ce qu’ils aimaient, de cette ambiance particulière, clientèles différentes le samedi ou le dimanche, ici des ouvriers, là des bourgeois. C’était déjà toute une psychologie qu’il me fallait comprendre et faire vivre, une énergie de bonne humeur qui me faisait oublier la mise en place matinale des cageots, les contraintes pratiques ou matérielles. »
Ecouter et s’amuser à deviner
On ne jurerait pas que les Bandes dessinées ressemblent à des volailles, mais presque. En entrant chez Kroki, le quidam angevin ne sait pas toujours ce qu’il veut, s’il a de l’appétit pour l’étalage qui s’offre à lui. Guider celle ou celui qui franchit le seuil d’une boutique demeure l’enfance de l’art. « Un acte de vente repose avant tout sur l’écoute, admet Bruno Lichtenauer. Il faut savoir ce qu’ils aiment ou le deviner, parfois dans la seconde qui s’écoule, c’est un jeu que je pratique avec plus que de la gourmandise : un vrai plaisir. Une arborescence de questions, d’échanges ou de regards offre des indications précieuses. Et l’exercice peut se révéler plus compliqué lorsque la personne qui vient vous voir veut faire un cadeau. »
Cette alchimie réclame de la patience et ce brin d’autorité qu’il ne faut jamais confondre avec la fermeture d’esprit. De combien de boutiques êtes-vous sortis en vous jurant de n’y jamais revenir, parce que la patronne ou le patron, la vendeuse ou le vendeur avaient prétendu tout savoir à votre place ? « Nous pratiquons la maïeutique avec chacune ou chacun de nos clients, reconnaît Bruno Lichtenauer. Un échec ne repose pas sur le fait que des passants ne nous achètent rien, mais sur leur déception. Cela veut dire que nous n’avons pas su les comprendre.»
Au détour d’une rue, devinez-vous l’échoppe de vos rêves ? A la Reine des robes, à la Princesse des brioches, au Garagiste formidable ? Aux parapluies de Cherbourg !