Jean-Luc Porquet a publié, dans le Canard Enchaîné du 31 mai, un article bref, mais décisif, sur les impasses dans lesquelles notre société se débat actuellement. On n’attend pas forcément des réflexions de fond dans un tel journal, mais la prise de recul est, ici, tout à fait bienvenue. Le point de départ est un commentaire sur l’invitation à l’Elysée de quatre « sociologues » (aucun n’a une activité actuelle de recherche dans ce domaine) pour tenter de renouer le lien avec un corps social qui échappe de plus en plus à la prise du politique. L’article reproduit le conseil critique formulé, à cette occasion, à l’adresse d’Emmanuel Macron, par Jean Viard : « Le problème, c’est que vous n’avez pas de récit face à la transition climatique. Vous nous racontez le piston, le moteur, le turbo… Mais l’enjeu, c’est le but, pas le capot de la voiture ! ».

Là dessus Jean-Luc Porquet ajoute un commentaire : « mais pourquoi attendre du Président qu’il nous fournisse un « récit » ? En est-il seulement capable ? Son « récit » ne peut que s’inscrire dans sa vision du monde, laquelle est dominée par un seul mot : « compétitivité ». Face à la « rupture de civilisation » qui s’annonce, tout ce que propose Macron, c’est que la France devienne « leader des industries vertes ».

Être le meilleur a-t-il un sens ?

Cette remarque est fulgurante dans sa banalité : nous nous sommes tellement habitués aux environnements compétitifs que questionner le sens même de la compétition est devenu étrange. Les compétitions sportives, par exemple, sont devenues des activités économiques majeures, alors qu’elles ne produisent aucun bien, sinon la compétition elle-même.

Mais cela vaut-il la peine d’être le meilleur ? Sans doute c’est un ressort puissant et je suis toujours frappé de voir l’excitation que provoque n’importe quel jeu de société ou n’importe quelle situation compétitive dans un groupe donné, à partir du moment où il s’agit de gagner ou de perdre. Mais, mis à part un bénéfice narcissique, qu’est-ce que l’on gagne au bout du compte ?

D’un point de vue sociétal, on gagne une société fracturée, dans laquelle, par définition, il y a beaucoup plus de perdants que de gagnants. N’est-il pas plus satisfaisant de mener tous ensemble une vie bonne et qui en vaut la peine ?

Le manque d’une vue d’ensemble

Certes le pouvoir politique essaye de faire écho aux enjeux climatiques. Mais Jean-Luc Porquet, décidément en verve, note qu’une série de mesures ne dessine pas un projet de société. Il relève le commentaire ironique et un rien désabusé du duo Menthon-Domenach dans la tribune « Double Je », du magazine Challenge du 25 mai, à propos des mesures annoncées par Elisabeth Borne : « on dira que le CNTE, nourri par le SGPE, permet de créer une SNBC en coordination avec la PPE et la SNB » !

Pour les ignares, comme moi, je vous traduis la phrase : on dira que le Conseil National de la Transition Énergétique, nourri par le Secrétariat Général de la Planification Écologique, permet de créer une Stratégie Nationale Bas-Carbone, en coordination avec la Planification Pluriannuelle de l’Énergie et la Stratégie Nationale Biodiversité !

Cette série de dispositifs, plutôt opaques, produit, en bout de course, une série de mesures sectorielles isolées les unes des autres, que les secteurs concernés n’ont pas vraiment envie de mettre en œuvre, dans la mesure où ils ont l’impression d’être les seuls à devoir faire des efforts. Or il faudrait arriver à dessiner un tableau d’ensemble où on verrait ce que chacun va devoir faire différemment et ce que tout le monde a à y gagner, alors que, pour l’instant, tout un chacun a l’impression de perdre quelque chose.

Faute d’une vue d’ensemble, la peur de perdre occupe tout l’horizon et provoque (comme le relève, une fois encore Jean-Luc Porquet) une forme de sidération qui coupe court à tout discours possible. On parle d’insécurité, de risque de descente sociale, d’écoanxiété, qu’avons-nous à gagner là-dedans ?

Et je retrouve la remarque pertinente faite par la CFDT à propos de la réforme des retraites : « fondamentalement, une bonne mesure, c’est un paquet de mesures qui répartit les efforts entre les employeurs et les employeuses, les travailleurs et les travailleuses et les retraité·es, sans oublier l’État ». Il faut, en effet, lier les mesures les unes aux autres, afin de convaincre tout un chacun que tout le monde est à l’œuvre.

Et puis il reste à proposer un horizon qui fait sens.

Une vie bonne est plus importante qu’une vie meilleure

Et, là encore, la compétition ou la recherche de la croissance pour la croissance ne sont pas de bons ressorts. Chacun rêve d’être plus riche ou d’avoir une vie « meilleure », mais qui se préoccupe de l’essentiel, à savoir, avoir une vie bonne ?

On a beaucoup rêvé, depuis deux siècles, que le sens de la vie se définissait par son avenir : un avenir radieux si possible. Et si on retournait vers le présent qui, sans doute, nous renvoie des questions gênantes, mais fondamentales : qu’est-ce que je fais aujourd’hui de ma vie ? quelles relations ai-je avec les autres ? est-ce que, plutôt que d’avoir plus, je pourrais envisager d’avoir une vie autre ?

Ce n’est pas seulement la présidence de la république qui est sidérée, aujourd’hui, face à ces questions. Le candidat à la dernière élection présidentielle qui s’approchait le plus de ces questions (Yannick Jadot) n’a pas plu. Beaucoup d’électeurs lui ont préféré un discours accusatoire et protestataire.

Le corps électoral, à gauche, reste encore marqué par la conviction que l’essentiel est la répartition. Certes, mais la répartition de quoi ? On devine la manière dont mes convictions chrétiennes me conduisent à répondre à ces questions. Mais je pense que d’autres peuvent se les poser et y trouver, aujourd’hui, des réponses.

Après tout, vivre autrement, mais vivre bien ensemble, c’est quelque chose de concret et de compréhensible par tout un chacun, à partir du moment où l’on prend conscience qu’aujourd’hui nous vivons mal.