En même temps, la pandémie que nous traversons, autant que les risques climatiques qui sont devant nous, nous interrogent sur notre pulsion à sans arrêt vouloir aller plus loin. Les transports et la mobilité ne seraient-ils pas devenus, au fil des décennies, une manie et une sorte de réflexe qui ne remplissent pas leurs promesses et comportent toute une série d’inconvénients ?

Vivre entre ses parents le reste de son âge ?

L’interrogation n’est pas si nouvelle. C’est même un ressort narratif plus ou moins immémorial : représenter la quête d’un héros qui bourlingue de par le monde avant de revenir chez lui où il (re)découvre la valeur de ce qu’il a à portée de main. L’Odyssée écrite, semble-t-il, au VIIIe siècle avant Jésus-Christ est le premier exemple développé de ce schéma narratif. Elle marque nos imaginaires comme en témoigne les célèbres vers de Joachim du Bellay : « Heureux qui, comme Ulysse, à fait un beau voyage / Ou comme cestui là qui conquit la toison / Et puis est retourné, plein d’usage et raison / Vivre entre ses parents le reste de son âge. »

On connaît aussi la fin du Candide, que Voltaire écrivit à 60 ans passés, alors que le tremblement de terre de Lisbonne et le début de la guerre de sept ans l’avaient plongé dans le pessimisme. Son héros parcourt le monde, mais finit par revenir dans sa métairie. Candide et ses amis se consacrent, dès lors, à un travail modeste : « chacun se mit à exercer ses talents. La petite terre rapporta beaucoup. Cunégonde était à la vérité bien laide ; mais elle devint une excellente pâtissière ; Paquette broda ; la vieille eut soin du linge. Il n’y eut pas jusqu’à frère Giroflée qui ne rendît service ; il fut un très bon menuisier, et même devint honnête homme« . D’où la morale sur laquelle se clôt le livre : « il faut cultiver notre jardin. »

Oui, on peut s’interroger sur les motifs qui nous font aller ailleurs. Madeleine Delbrêl, figure du catholicisme qui a passé l’essentiel de sa vie dans un quartier ouvrier, à Ivry-sur-Seine, le dit d’une manière forte :  « Mon Dieu, si Vous êtes partout, comment se fait-il que je sois si souvent ailleurs ?. »

Et ce thème n’est pas propre au christianisme ou à la pensée occidentale. Dans les récits asiatiques on voit souvent des héros « renoncer au monde », quand ils atteignent un certain âge, et se retirer dans un ermitage. Le poète japonais Matsuo Bashō raconte, lui aussi, comment il a bourlingué avant de revenir à son ermitage : « Depuis que je me suis retiré de la ville, près de dix ans ont passé, et voilà que la cinquantaine approchant, larve de papillon qui aurait quitté son cocon, colimaçon qui aurait perdu sa coquille, j’ai, d’abord, brûlé mon visage au chaud soleil, dans les provinces du nord, j’ai usé mes talons sur les rudes grèves de la mer septentrionale aux hautes dunes qui rendent la marche pénible, et, cette année, j’erre ici sur les bords du lac. » Les bords du lac en question suffisent, désormais, à nourrir ses méditations.

Oui, tout cela est un thème, une direction de réflexion que nous a imposé le rétrécissement des horizons lié à la pandémie.

Jusqu’aux extrémités de la terre

Mais ce que nous redécouvrons, au fur et à mesure que nous reprenons pied avec les créations culturelles, est que notre horizon à courte vue a aussi ses limites. Nous entendons, tout d’un coup, nous réentendons, des voix venues d’ailleurs qui nous questionnent, qui nous sortent de nos routines, qui nous font avancer.

Et c’est l’occasion de dire que le thème du retour à la terre natale est fortement contrebalancé, dans le corpus biblique, par le thème de l’exil salvateur. L’histoire fondatrice, celle d’Abraham, est celle d’un départ sans retour. Et l’épître aux Hébreux, reprend cet exemple, dans le Nouveau Testament, en parlant de tous ceux qui sont sortis de leur milieu d’origine : « ils montrent clairement qu’ils sont à la recherche d’une patrie ; et s’ils avaient eu dans l’esprit celle dont ils étaient sortis, ils auraient eu le temps d’y retourner » (Hb 11.14-15). Mais « c’est à une patrie meilleure qu’ils aspirent » (v 16).

Il y a donc quelque chose qui se joue dans l’ailleurs et qui est autre chose qu’une fuite, autre chose que l’exploitation, via des délocalisations, de travailleurs sous-payés, autre chose que le regard limité du touriste. Il y a l’écoute d’un témoignage que nous ne percevons pas lorsque nous sommes ancrés dans nos routines quotidiennes.

De fait, Jésus incite ses disciples, au moment où il va les quitter, à porter leur témoignage aussi loin qu’ils le peuvent : « vous serez alors mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie, et jusqu’aux extrémités de la terre » (Ac 1.8). Et, à l’inverse, il rend attentif ses auditeurs, pendant son ministère, à leurs horizons trop restreints : « je vous le dis, beaucoup viendront de l’orient et de l’occident, pour prendre place au festin avec Abraham, Isaac et Jacob dans le Royaume des cieux » (Mt 8.11).

La question du sens nous conduit ailleurs

Et, à vrai dire, c’est cela que j’entends à nouveau, en m’approchant des propositions culturelles qui me redeviennent accessibles : une interrogation sur le sens de ce que je vis, sur la portée de mes choix, sur ce qui vaut la peine que je m’y consacre. Dieu m’appelle à lever les yeux et à dépasser le clôture de mes pratiques habituelles. Je n’ai pas, pour autant, besoin de parcourir le monde comme une toupie, et à m’enivrer de l’oubli des questions décisives, en sautant de lieu en lieu. Il y a « ailleurs » et « ailleurs ». On peut partir loin, mais rester clôturé dans ses névroses ou ses certitudes. Mais on peut aussi chercher à entendre les voix qui, par leur décalage, nous ouvrent à la vie.