« Les chrétiens d’Orient souffrent un double martyre, le martyre de l’accusation injuste et le martyre du déracinement volontaire ». Mouchir Aoun

Ils sont les grands oubliés de l’Histoire, longtemps accusés d’une cinquième colonne occidentale, ou d’hérétiques/schismatiques. Le malheur les réunit. Comme une peau de chagrin, leur pourcentage ne cesse de décliner. Inexorablement. Leur nombre absolu se maintient grâce au réservoir démographique des coptes égyptiens. Les chrétiens d’Orient figurent parmi les principales minorités du Machreq1 si l’on ne tient pas compte des Alaouites, des Druzes, des Ismaéliens de Syrie, d’Irak et d’Israël, ou encore des Shabaks, des Yézidis et des Mandéens d’Irak. Loin de constituer un tout homogène.

Le 21 novembre 2021, la première faculté de théologie (privée) de Syrie a ouvert ses portes à Damas, en présence de hauts responsables du gouvernement syrien et du patriarche d’Antioche de l’Église grecque catholique melkite, Mgr Yousef al-Absi, dont l’Église est à l’initiative de cet institut unique en Syrie. Doit-on y voir une lueur d’espoir dans les ténèbres ? Si le pouvoir syrien s’appuie sur la permanence de son discours de tolérance et de rempart contre le fondamentalisme islamique, force est de constater que les communautés chrétiennes de Syrie ont vu leur nombre de fidèles divisé par deux depuis le déclenchement du conflit il y a douze ans. Ils ont vu partir leurs médecins, leurs avocats, leurs ingénieurs, leurs universitaires, tout un tissu social qui faisait la fierté des Syriens toutes confessions confondues.

Effondrement du Liban, situation humanitaire et sanitaire catastrophique en Syrie, absence de perspective pour un Irak non pacifié, raidissement autoritaire en Égypte… tous ces contextes ayant leur propre logique font craindre le scénario du pire. Celui d’un inexorable et non moins violent processus d’homogénéisation confessionnelle. En 1994 Jean-Pierre Valognes, auteur d’une somme inégalée à ce jour sur les chrétiens orientaux (Vie et Mort des Chrétiens d’Orient, Fayard, 1994), parlait d’eux au passé, persuadé que leur extinction et la fin de leur mission sur la terre d’Orient n’était qu’une question de temps. Deux ans après la visite historique du pape François en Irak, quel espoir est-on en mesure de nourrir à l’égard des communautés chrétiennes vidées de leurs forces vives ?

Nombreux sont de fait les mauvais augures à se faire écho des Cassandre. L’Irak a perdu 90% de ses baptisés (ils étaient 1,5 millions en 2003, à peine 150000 en 2021). La trajectoire des chrétiens de culture arabe ne saurait être comparable avec le sort de leurs coreligionnaires d’Anatolie anéantis en l’espace de 30 ans, conséquence d’un génocide parfait puisque de 1894, date des premiers massacres d’Arméniens ottomans, à 2000, la proportion des chrétiens est passé de 35% à 0,2%.

La tragédie des chrétiens orientaux fait écho au souvenir d’un monde perdu, celui du judaïsme oriental. Qui se souvient aujourd’hui que la disparition brutale des juifs d’Orient et du Maghreb s’est déroulée en l’espace de quelques décennies après plusieurs millénaires de présence continue ? Qui peut rappeler encore qu’à l’aurore du XXe siècle un tiers de Bagdad était juive ? Tirant profit d’un capital de sympathie croissant et indéniable, alimenté par les successives crises qui ont bouleversé l’opinion publique, les chrétiens peinent à se départir de stéréotypes et de représentations victimaires qui leur collent à la peau. Intéressons-nous plutôt à l’évolution de ce rôle qui leur est réservé depuis le XIXe siècle, ou comment du statut de protégés ils sont devenus des acteurs de leur destin avant de se retrouver rattrapés par les démons du passé.

La gageure de la définition

De fait, les intéressés ne se désignent pas comme chrétiens d’Orient mais comme syriens chrétiens, palestiniens chrétiens, libanais maronites ou grec catholiques melkites, irakiens chaldéens, coptes égyptiens, arméniens apostoliques de Syrie, etc. Chaque communauté elle-même est tiraillée en fonction de son contexte – local et national – et de son lien à l’arabité. Ainsi un grec orthodoxe syrien sera bien plus attaché à la cause nationale arabe qu’un syriaque du nord-est syrien, ou encore d’un chaldéen du nord de l’Irak. Et que dire des Arméniens descendants des rescapés du génocide de 1915 qui ont gardé leur personnalité propre, leurs écoles, leurs églises et leur combat ?

Dans les sociétés occidentales, ils sont régulièrement abordés sous l’angle du malheur, sinon de l’anthropologie, voire de l’exotisme. On s’étonne sur leur mosaïque, la complexité de leurs rites, l’anachronisme de leur droit canonique à certains égards… et l’on oublie trop souvent que s’ils ont été et sont encore victimes de diverses formes de discrimination, voire de persécutions de la part de leurs compatriotes musulmans, ils ont eu énormément à souffrir de leurs coreligionnaires occidentaux également, à commencer par les conséquences de l’uniatisme, en référence à la fracture entre les Églises d’Orient et les Églises orientales rattachée à la catholicité 2 , puis plus tard les funestes effets des politiques de protection occidentales. Étudier les chrétiens d’Orient sous-entend entreprendre un travail de déconstruction sur trois niveaux. D’abord par rapport à l’Occident, ensuite par rapport à eux-mêmes enfin par rapport à leurs partenaires de vie : l’islam majoritaire (régime juridique de la dhimma).

L’autre dialectique qui renvoie à leur condition est celle qui oppose le concept de minorité à celui de citoyenneté. Le terme de minorité est un concept récent et à forte connotation politique. Il implique des droits et entraîne le recours à l’ingérence des puissances impérialistes qui y voient un prétexte pour justifier leur interventionnisme dans l’Empire ottoman à partir du XVIIIe siècle et des reculs successifs des Ottomans. Ces interventions de nature humanitaire étaient avant tout motivées par des calculs géopolitiques. En 1860, réagissant aux massacres perpétrés dans le Mont Liban par les montagnards druzes contre les Maronites, Napoléon III invente avant l’heure le droit d’ingérence qui deviendra plus tard la responsabilité de protéger chère à B. Kouchner. Le débarquement des troupes françaises créa un précédent et mit en place le système d’autonomie de la Montagne libanaise (mutasarafiya) sous supervision des consuls européens. Tout au long du XIXe siècle les Français nouent une relation privilégiée avec la communauté maronite, les Austro-Hongrois avec les Grecs catholiques melkites, les Allemands avec les luthériens, les Britanniques avec les Druzes, les Russes avec les Grecs orthodoxes, etc.

Certaines élites chrétiennes entretiennent une relation dense et complexe avec leurs protecteurs dans un jeu où l’on ignore parfois qui manipule qui. Cette protection a duré un temps jusqu’à l’effondrement de l’Empire ottoman et surtout les promesses non tenues de foyer national chrétien en Assyro-Chaldée et en Cilicie pour les Arméniens. Les uns trahis par les Britanniques, les autres par les Français. Les maronites du Mont Liban eurent plus de chance avec la proclamation de l’État du Grand Liban en 1920. La notion de «minorité» est aussi liée au passage de l’empire pluriethnique et multiconfessionnel à l’État-nation. Sur les décombres de l’Empire ottoman, se sont formées des entités étatiques plus ou moins artificielles (Égypte et Arabie saoudite exceptées). Ce qui reste de cette époque ottomane est encore visible à l’œil nu. La permanence du système juridique d’auto-administration du Millet 3 qui reconnaissait une autonomie interne à chaque groupe religieux non sunnite perdure encore sous divers aspects en Syrie, en Jordanie, en Irak. Tandis que le confessionnalisme politique libanais constitue un frein au développement d’une citoyenneté inclusive.

En outre le système ottoman a largement faussé l’institution en investissant les patriarches de responsabilités civiles et en les désignant comme les représentants politiques de leur communauté avec tous les honneurs et les privilèges inhérents à cette fonction… de sorte que le pouvoir ottoman a contribué à les détourner de leur mission spirituelle et pastorale pour les engluer dans des préoccupations profanes. Cette réalité est encore à l’œuvre dans un autre contexte en Terre Sainte où les patriarches de Jérusalem se comportent davantage en gestionnaires corrompus de biens immobiliers qu’en pasteurs ayant la responsabilité du salut de leurs brebis. En Égypte, en moindre mesure en Syrie, l’autre problématique soulevée est le poids du cléricalisme dans la vie communautaire ; un clergé représentant officiel des chrétiens auprès des régimes en place et l’absence d’espace d’expression libre pour les intellectuels porteurs d’une vision séculariste et émancipée de la tutelle du clergé. Or, les contre-révolutions dans les pays du «printemps arabe» ont miné les élites séculières dans leur aptitude à émerger en porte-paroles perçus comme plus aptes à représenter leurs communautés auprès du pouvoir. De sorte qu’en Égypte, principal pôle démographique arabe chrétien, le repli confessionnel concomitant à l’islamisation de la société et à l’autoritarisme nuisent à l’émergence et l’affirmation d’une élite copte sécularisée et d’une véritable société civile.

Le défi de l’intégration et de la survie

L’impact de l’éducation fruit du travail du réseau scolaire des missions catholiques eut un effet indéniable dans l’éclosion de la modernité arabe qui donna naissance aux grandes figures de la NAHDA (renaissance), ce mouvement intellectuel de régénérescence et de revitalisation de la langue arabe porté en majorité par des élites arabes chrétiennes animées à la fois par un projet politique et littéraire. Au plan politique, les chrétiens de Syrie, du Liban, de Palestine, d’Égypte et d’Irak ont porté les idéaux du panarabisme et du nationalisme laïc, au nom d’une volonté de dépasser les clivages confessionnels et se fondre dans une citoyenneté inclusive et émancipées des scories du communautarisme.

Michel Aflaq fondateur du parti Baas, Georges Habbache, fondateur du Front Populaire pour la Libération de la Palestine, Antoun Saadé, fondateur du Parti Syrien Social Nationaliste, chantre d’une grande Syrie laïque s’étendant sur toute la surface du croissant fertile, le copte Makram Ebeid leader du parti nationaliste égyptien Wafd…Derrière ces quelques figures se cachent une multitude de dirigeants arabes chrétiens ayant incarné plusieurs déclinaisons du nationalisme. Un nationalisme qui du reste s’était attaché à gommer toute trace de l’héritage syriaque.

Mais l’échec des utopies mobilisatrices (panarabisme, communisme) remplacées par l’islamisme et l’autoritarisme, après la défaite des armées arabes face à Israël en 1967, confirmera la faillite du paradigme de l’intégration citoyenne. La parenthèse enchantée des printemps arabes et le rêve d’une démocratisation par le bas font de 2010 une sanglante décennie. Au Liban, seul pays arabe où les chrétiens ont joué un rôle de premier plan, la guerre civile et les affrontements inter chrétiens en 1989-1990 ont tôt précipité les chrétiens du pays du Cèdre dans l’abîme. Aujourd’hui le leadership chrétien est plus fracturé et fragilisé que jamais tandis que la jeunesse chrétienne fuit le pays en masse.

L’exil des chrétiens s’est accéléré à chaque secousse tellurique venant ébranler la région; que ce soit les conséquences du conflit israélo-palestinien, la guerre du Liban; plus récemment les guerres d’Irak et de Syrie. L’échec de l’intégration citoyenne a poussé certains activistes à promouvoir l’option d’une territorialisation, à savoir la mise en place d’un sanctuaire dans lequel ils pourraient aspirer à une existence sûre. Hormis les aspirations d’une partie du leadership chrétien à la mise en place d’une autonomie dans le nord de l’Irak au sein de la région autonome du Kurdistan; ou encore ceux qui défendent un Liban fédéral; cette hypothèse est rejetée en raison de son caractère non viable et hautement périlleux. La guerre de 1975-1990 au Liban a démontré que l’existence d’un réduit montagneux chrétien d’un millier de kilomètres carrés à peine ne pouvait constituer un abri définitif et viable. En Égypte la prétendue question d’un nationalisme séparatiste copte en Haute-Égypte constitue un carburant pour attiser les violences confessionnelles antichrétiennes.

L’autre problématique qui se pose avec urgence est la nécessaire réforme de ces Églises dont la réalité s’apparente à une situation préconciliaire. La plupart des Églises d’Orient n’ont pas réalisé un aggiornamento, le droit canonique est de moins en moins adapté aux nouvelles réalités. Seule une théologie contextuelle portée au cours du dernier tiers du siècle dernier par d’éminents prêtres libanais et palestiniens de toutes confessions confondues – Youakim Moubarak (maronite), George Khodr (orthodoxe) Gregoire Haddad, Mouchir Aoun (grec catholique)… le document Kairos rédigé en 2009 par des responsables des Églises de Palestine pour condamner l’occupation israélienne assimilée à un «péché» – se veulent des exemples éloquents d’une Église plurielle confrontée à de grands défis existentiels. Un effort de renouveau qui passe aussi par la nécessaire quête de citoyenneté et de déconfession nalisation du système politique libanais, carburant de la corruption et du népotisme.

Le défi de la diaspora

Parmi les défis qui se posent figure la question de la diaspora. Car c’est un fait, à l’exception notable des coptes égyptiens, toutes les Églises d’Orient ont davantage de fidèles dans les pays occidentaux qu’au sein du terroir historique. Cette nouvelle réalité oblige les prêtres en diaspora à s’adapter au contexte de leurs paroissiens, à passer au bilinguisme voire carrément dans la langue du pays d’accueil.

C’est donc avec et par la diaspora que se forgera le troisième paradigme du fait chrétien en Orient. Les deux premiers (la protection et le nationalisme) ayant échoué. La grande question qu’il revient de se poser est de savoir de quelle manière les élites de la diaspora participeront à l’élaboration d’une citoyenneté arabe chrétienne délestée des scories du passé. A savoir l’héritage du millet, l’incapacité de se penser autrement que comme des protégés. A l’évidence, les chrétiens sont appelés à jouer un rôle semblable à celui qu’ils accomplirent lors de la Nahda du XIXe siècle, la renaissance arabe. Il revient de leur venir en aide non pas pour ce qu’ils sont mais pour leur témoignage précieux au travers de leurs réseaux d’écoles et d’institutions culturelles, sociales, humanitaires et caritatives, moteur du vivre ensemble. Médiateurs, acteurs, citoyens, artisans du vivre-ensemble, les chrétiens de langue ou de culture arabe constituent un écosystème précieux dans la mesure où ils constituent les seules communautés aptes à dresser des passerelles avec les autres minorités et majorités d’Orient. Le temps présent ne joue pas en leur faveur, les menaces s’accentuent. Et alors que les dirigeants occidentaux ont renoncé à les défendre, il leur revient, pour reprendre la belle formule de l’écrivain libanais Rachid el Daïf, de devenir non pas une minorité mais une nuance.

Par TIGRANE YÉGAVIAN 4 à Paris

1 Le Machreq désigne l’Orient du monde arabe comme le Mahgreb en désigne l’Occident.

2 Les Églises uniates désignent les Églises orientales catholiques qui reconnaissent la primauté de Rome : elles sont nées de l’activité de missionnaires catholiques et sont issues d’Église orientales de différentes traditions («orthodoxe », « syriaque », « copte »…) dont elles se sont séparées tout en gardant leurs rites, langues et liturgies.

3 Le Millet désigne dans l’Empire ottoman une communauté religieuse légalement reconnue et représentée auprès du sultan par son plus haut dignitaire religieux qui a de fait une fonction politique et juridique (par exemple la gestion du droit familial pour les membres de sa communauté).

Tigrane Yégavian est chercheur à l’Institut Chrétiens d’Orient à Paris (www.institutchretiensdorient.org) et auteur de Minorités d’Orient, les oubliés de l’histoire, éditions du Rocher, 2019.