Loin des sondages hâtifs et des commentaires à l’emporte pièce, la statistique publique continue à mener des travaux de fond, avec des questionnaires élaborés et des effectifs de personnes interrogées importants. La contrepartie de ces dispositifs lourds est que les résultats ne sont pas connus dans les jours suivant l’enquête. Mais il arrive que cette lenteur relative permette d’éclairer l’actualité de manière surprenante.

C’est ainsi que le ministère du Travail vient de publier des résultats issus de l’enquête Conditions de Travail de 2019 (réalisée, donc, juste avant la crise provoquée par le COVID), et qui jettent une lumière intéressante sur les difficultés de recrutement rencontrées par les employeurs dès cette époque.

Le dispositif de l’enquête est unique parce qu’il permet de croiser, dans les entreprises privées ou associatives de plus de 10 salariés, les réponses des employeurs et celles des salariés (24951 salariés ont répondu, et le fichier appariant employeurs et salariés dans les entreprises privées et les associations, concerne 5696 établissements de plus de dix salariés). Naturellement un verrouillage spécial permet de respecter l’anonymat de chacun des répondants et seuls des résultats globaux sont publiés.

A l’époque, donc, un grand nombre d’entreprises déclaraient, d’ores et déjà, avoir eu des difficultés de recrutement, au moins pour certains postes. Il faut se souvenir que le chômage était en baisse continue depuis 2015, ce qui, mécaniquement, augmentait la concurrence entre employeurs potentiels. D’ailleurs, dans l’enquête, les difficultés apparaissaient comme moins importantes dans les départements où le chômage restait à un taux élevé.

La qualité du travail, un facteur plus décisif que la qualification de la main d’œuvre

Les employeurs n’étaient pas aveugles sur les conditions de travail parfois difficiles de certains de leurs salariés, en revanche, ils ne faisaient pas toujours le lien entre ces conditions et leurs difficultés de recrutement : ils pensaient d’abord en termes de pénurie de main d’œuvre qualifiée.

Or, le travail statistique permet de faire un lien fort entre les difficultés éprouvées dans un travail et sa faible attractivité. J’en donne deux exemples ci-dessous :

Le résultat est d’autant plus frappant qu’on prend en compte, dans ces graphiques, certaines des pénibilités déclarées par les établissements eux-mêmes : ils sont donc bien conscients des contraintes auxquelles se heurtent leurs salariés, mais ils les connectent difficilement à la question du recrutement.

D’un certain côté, cela peut se comprendre, car changer l’organisation du travail pour qu’elle soit plus satisfaisante est un travail de longue haleine, tandis que les recrutements se font au fil de l’eau, sur une temporalité beaucoup plus courte.

Mais on voit, en gros, qu’à côté du niveau de salaire, qui peut jouer un rôle, la qualité de la vie au travail importe énormément aux salariés dès qu’ils sont en mesure de faire un choix. Dis ainsi, cela ressemble à une tautologie. Mais c’est une réalité dont on prend conscience de plus en plus, ces mois-ci, au moins depuis le début de 2022, et pas seulement dans le secteur privé : les difficultés de recrutement dans le secteur hospitalier et dans l’enseignement doivent beaucoup à des conditions de travail qui se sont beaucoup dégradées ces dernières années. Et l’impression, par dessus tout, de ne pas pouvoir faire un « bon travail » est destructrice.

En tout cas, pour revenir à l’enquête de 2019, la modélisation globale (via un modèle LOGIT, pour les spécialistes) montrait que les deux facteurs les plus déterminants étaient : 1 le fait que les horaires soient imprévisibles et 2 le sentiment de ne pas pouvoir faire un travail de qualité.

Le sens de l’appartenance à la société passe aussi (beaucoup) par le fait de se consacrer à un travail qui fait sens

Donc résumons-nous : dès qu’ils le peuvent, les salariés cherchent un travail qui leur permet de ne pas sacrifier leur vie privée et qui leur permet, également, de se consacrer à des missions ou à des tâches dont le résultat les satisfait.

Je le répète, j’ai l’impression, avec ce genre de commentaires, d’enfiler les truismes les uns à la suite des autres … ou plutôt ce qui devrait sembler évident à tout un chacun. Mais de telles considérations semblent échapper complètement, aujourd’hui, aux commentateurs de la vie sociale. On se désole que les citoyens expriment leur désintérêt pour la chose publique en n’allant pas voter ; on glose sur les clivages de la société et sur les espaces périphériques où les personnes se sentent coupées du monde des grandes villes ; on s’interroge sur la manière de faire société localement et nationalement. Mais, pendant le même temps, on accepte une parcellisation du travail grandissante avec des chaînes logistiques disséminées dans le monde entier, on contraint le travail avec des normes calculées par des systèmes informatiques, on impose des indicateurs de gestion abstraits qui font tourner le travail à l’absurde, etc. Qui, en conséquence, a l’impression de contribuer significativement à produire un bien ou un service de qualité ? Et qui, donc, a des motifs de se sentir partie prenante du jeu social ?

On l’oublie : le travail est un lien social majeur ; c’est même un des seuls lieux qui a une chance de nous mettre en rapport avec des personnes qui sont éloignées de notre milieu social. Coopérer est une expérience fondatrice ; livrer aux autres le produit de son travail, également. Le chômage n’est pas le seul problème qui dégrade, année après année, les liens sociaux ; la dépersonnalisation du travail en est un autre.

L’un ou l’autre lecteur pensera peut-être que j’ai sombré, soudain, dans un marxisme d’un autre âge. Mais mon inspiration remonte aux évangiles : dans nombre de paraboles la mission du chrétien est décrite comme un travail que le maître confie à des ouvriers pour la journée ou pour la durée de son absence. Citons, à titre d’exemple, l’évangile de Marc : « c’est comme un homme qui part en voyage : il a laissé sa maison, confié (littéralement : donné) à ses serviteurs l’autorité, à chacun sa tâche » (Mc 13.34). La foi en Dieu se nourrit, entre autres, de ce qu’il nous confie.

Cette leçon vaut aussi pour les rapports humains. Il est difficile d’avoir confiance dans la vie sociale si on ne vous confie rien de significatif. A cet égard, le fait que les salariés continuent à chercher des emplois qui font sens pour eux est un signal plutôt positif.