Il semble qu’Emmanuel Macron ne goûte pas tellement la plainte qui a été déposée devant les tribunaux, pour non respect des engagements climatiques, par les ONG qui portent la pétition « l’affaire du siècle ». Cela l’a entraîné à l’une de ces sorties verbales qui sont sa marque de fabrique. Et comme souvent, disons-le, cette sortie a tout d’un lapsus : on a l’impression irrésistible qu’elle reflète le fond de sa pensée. La formule du jour est donc : « il faut arrêter ces bêtises ». Ses opposants n’ont pas simplement un autre point de vue que lui, ils sont surtout, sous-entend-il, idiots.

Avant de continuer, je suis obligé de dire où je me situe dans ce débat, sinon mon point de vue sera mal compris. Pour commencer, j’ai voté pour Macron à la présidentielle et, qui plus est, aux deux tours. Je ne fais pas partie des déçus de la « macronie ». J’étais, si on peut dire, déçu d’avance : j’ai voté, par défaut, pour ce qui apparaissait, à mes yeux, comme la moins mauvaise option qui m’était proposée. Ensuite j’ai signé la pétition « l’affaire du siècle ». Je fais donc partie des deux millions de français qui ont commis cette « bêtise ».

Quand on feint d’ignorer les jeux d’intérêts, ils font un retour en force

Il vaut la peine d’écouter en entier le petit speech tenu par le président devant les caméras (la vidéo est accessible sur le site de LCI), car il révèle, à plusieurs moments, un biais significatif : il minimise les jeux d’intérêts (et donc les oppositions sociales) au profit d’un raisonnement, réputé absolu, qui distingue les solutions intelligentes des autres. Je cite un extrait : « Je suis pour faire bouger les choses avec beaucoup de force. Je ne préserverai aucun intérêt acquis quand je pense que c’est bon. Tout le monde m’a dit c’est impossible de fermer les centrales à charbon, c’est une très mauvaise décision, vous allez supprimer des emplois. On le fait parce que je suis convaincu que c’est bon ».

Il y a donc « ce qui est bon », d’un côté, et la masse bourbeuse des intérêts acquis, de l’autre. Il est vrai que, sur les questions environnementales, beaucoup d’affirmations scientifiques sont prouvées ou, à tout le moins extrêmement vraisemblables. Donc parler d’une solution « qui est bonne » a du sens. Mais quelqu’un peut-il prétendre ne pas être influencé par des intérêts divers et voir clair, et donc, pouvoir se dispenser de porter attention à des groupes qui ont un autre point de vue et contestent son mode d’action ?
Or, précisément, cet extrait d’intervention est accablant pour Emmanuel Macron, car s’il y a un domaine où il a multiplié les reculades devant les intérêts acquis c’est bien celui de l’environnement. Et puisqu’il parle des centrales à charbon, il faut souligner que c’est une reculade de plus. Ces centrales devaient être fermées en 2022. François de Rugy vient d’annoncer que cette date serait reportée. Il est vrai qu’une des centrales se situe en Loire-Atlantique, département dont François de Rugy a été député, avant d’être nommé ministre …

Dans le même petit discours, Macron dit qu’il ne veut pas sortir du nucléaire trop vite, parce qu’il veut d’abord développer la production à partir d’énergies renouvelables. L’argument est recevable. Or l’argumentaire de François de Rugy laisse songeur : « le calendrier de cessation de production d’électricité à partir de charbon devra bien évidemment prendre en compte la nécessité de préserver la sécurité d’approvisionnement dans un contexte marqué par les incertitudes relatives notamment aux dates de mises en services de l’EPR de Flamanville et de construction de la centrale de Landivisiau et à la durée des visites décennales des centrales nucléaires ». En dehors de la centrale de Landivisiau, on voit que la cessation de la production au charbon est, en fait, suspendue au développement de l’énergie nucléaire ! C’est là, semble-t-il, l’effet d’un lobbying efficace d’EDF pour qui le nucléaire est la « bonne » idée et les énergies renouvelables une idée mal aboutie. Mais cela n’a rien à voir avec la préservation des « intérêts acquis » !

Pendant ce temps-là, la France est en-dessous de la moyenne européenne de la production d’électricité par des énergies renouvelables, loin derrière, dans l’ordre (ce sont les chiffres d’Eurostat) : la Norvège, l’Islande, l’Albanie, l’Autriche, la Suède, le Portugal, le Danemark, la Lettonie, le Monténégro, la Croatie, la Roumanie (tous pays qui utilisent plus de deux fois plus d’énergies renouvelables que la France), ou encore l’Espagne, l’Italie, la Finlande, l’Allemagne et la Slovénie, qui sont au-dessus de la moyenne. La question est : comment font-ils ? Sont-ils plus bêtes que les français ? On objecte, parfois, le recours de certains de ces pays, comme l’Allemagne, au charbon et à la lignite. C’est vrai mais, pour le coup, l’Allemagne a réellement entamé une trajectoire de sortie de ces énergies.

Les points aveugles créés par l’exercice du pouvoir

Je connais, pour ainsi dire par cœur, le mode de raisonnement biaisé employé par Emmanuel Macron. Pour continuer à parler de moi, ma première formation (avant que je fasse de la sociologie) a été une formation d’ingénieur et j’ai fréquenté, pendant toute ma carrière, les ingénieurs des ponts et chaussées (au reste, reconnaissons quand même à ce corps le mérite de m’avoir gardé en son sein et rémunéré pendant toutes ces années!). EDF est tenu par les ingénieurs de mines, mais cela ne change rien sur le fond. J’ai constaté qu’il est souvent très difficile pour un ingénieur d’admettre que la solution à laquelle il parvient est contestable. Le calcul est sensé, précisément, éliminer les jeux d’intérêts. Et les présupposés et préjugés portés par une institution, par un groupe, ou par une personne sont rendus invisibles par l’appareillage technique utilisé.
Dans les domaines du logement et des transports, que j’ai côtoyés de près, l’usager est, par exemple, souvent considéré comme insuffisamment éclairé quand son comportement s’écarte de ce qui a été prévu sur plan.

Ce qui vaut pour l’ingénierie, vaut pour les techniques économiques et administratives qui sont le milieu de formation de notre président. Elles donnent une fausse assurance et biaisent la perception du monde social dans sa diversité.

Et, pour couronner le tout, l’exercice du pouvoir fait perdre du recul. J’ai été très impressionné, à l’époque, par la lecture du livre de Robert McNamara, Avec le recul, La tragédie du Vietman et ses leçons (traduit en français en 1996, au Seuil). McNamara faisait partie des conseillers rapprochés du président Kennedy et il raconte comment une équipe, a priori très compétente (en tout cas elle était réputée telle) a peu à peu perdu pied. Il signale deux phénomènes : d’abord la multiplicité des pressions qui s’exercent de toutes parts, et ensuite le nombre délirant de questions auxquelles il faut trouver une réponse en peu de temps. Cela conduit à prendre des décisions trop rapides sans penser à toutes leurs conséquences. Il l’illustre avec le cas de l’escalade au Vietnam, qu’il relit, bien des années plus tard, sans complaisance.

Le pouvoir doit donc admettre : 1 qu’il doit gérer des rapports de force entre des groupes porteurs d’opinions opposées ; 2 qu’il n’a pas les moyens d’avoir, à lui seul, une juste perception des enjeux et de leurs conséquences.

Tous ensemble… mais comment ?

Revenons au discours d’Emmanuel Macron et citons le contexte de la formule du jour : « La solution est en nous tous, c’est pas le peuple contre le gouvernement sur ces sujets-là, il faut arrêter ces bêtises. C’est nous tous. Les gouvernements doivent bouger, les grandes entreprises doivent bouger, les investisseurs doivent bouger, les citoyens doivent bouger. C’est tout le monde ensemble ». Mais qui parle du peuple ? Les signataires de la pétition sont deux millions. Même en agrégeant des sympathisants, ils ne représentent pas une majorité de français. En tant que signataire je fais partie d’un groupe, nombreux certes, mais un groupe parmi d’autres, qui a son point de vue (lié à son histoire, aux sujets auxquels il porte attention, à ce qui lui semble important, etc.). Et ce groupe a vu quelque chose que les cercles du pouvoir, soit ne voient plus, soit masquent délibérément.

A ce propos, la formule « tout le monde ensemble » est une manière de plus d’ignorer les conflits entre des acteurs aux points de vue hétérogènes, voire opposés. Il est bien sûr souhaitable que tout le monde contribue à la transition écologique. Mais comment produire cet « ensemble » ? Pourquoi les grandes entreprises, les investisseurs et les citoyens dans leur diversité, seraient-ils spontanément alignés ? Il y a une conflictualité dans la société qu’il faut, non seulement accepter, mais aussi mettre en scène et rendre publique, si on veut, in fine, produire de l’ensemble. Sinon les plus habiles ou les mieux introduits tirent les ficelles et cela n’a rien d’une action commune et partagée.

L’amour du prochain et la conflictualité : deux questions liées l’une à l’autre

On sera peut-être surpris que quelqu’un, comme moi, qui se revendique d’un christianisme pacifiste mette autant l’accent sur les lignes de fracture et la conflictualité. Je ne fais là que rejoindre les grands praticiens de la non-violence, comme Gandhi ou Martin Luther King, pour qui la protestation et la conflictualité faisaient partie de la construction de la paix. On confond trop non-violence et passivité. On pense trop à la paix comme une approche paresseuse du social qui essayerait d’ignorer les injustices et les oppositions.

Aimer son prochain c’est aussi lui faire entendre tout ce qu’il refuse de voir, mettre en évidence les angles morts de son point de vue, parce qu’on suppose qu’il peut être assez intelligent et assez ouvert pour en recevoir au moins une partie (et, naturellement, cela suppose d’avoir la même attitude par rapport à ce qu’il nous dit !). Et d’ailleurs, il suffit de revenir au texte du Lévitique lui-même : « N’aie aucune pensée de haine contre ton frère, mais admoneste, oui, admoneste ton compatriote, pour ne pas te charger d’un péché à son égard ; ne te venge pas et ne sois pas rancunier à l’égard des fils de ton peuple : c’est ainsi que tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Lev 19.17-18). Pas de haine, pas de vengeance, pas de rancune, mais admoneste ! Oui, c’est ainsi que je comprends l’amour du prochain.

Et voilà, en l’occurrence, toute ma bêtise !
Sans rancune 🙂 !

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