Par Philippe Verseils, secrétaire général de la MPEF

Le Film « Les Invisibles » de Louis-Julien Petit a montré avec justesse et émotion comment, pour faire face à la fermeture d’un centre d’accueil de jour pour femmes SDF que la municipalité a décidé de fermer car seulement 4 % des femmes qui y sont accueillies se sont réinsérées (ce qui est jugé insuffisant par la municipalité qui ne peut plus « continuer à dépenser sans résultats ») des travailleuses sociales vont faire preuve de désobéissance civile en décidant d’installer un atelier thérapeutique et un dortoir dans un squat, en toute clandestinité.
Une désobéissance civile qui fait apparaître au grand jour celles qui ne comptaient pas, que l’on ne voyait plus. Tout comme les gilets « jaune fluo » choisis par tous ceux (et en majorité toutes celles) qui se rassemblent sur les ronds-points sont aussi le signe d’une désobéissance civile irrépressible destinée à faire voir toutes celles et ceux qui se sentent devenus invisibles et négligés.

La revanche des mépris.é.e.s

Ce mouvement semble être le réceptacle de revendications éparses et peu coordonnées, exprimées par des personnes au statut socioprofessionnel différent et qui ne partagent pas forcément les mêmes orientations politiques et les mêmes aspirations (jusqu’aux populismes extrêmes y compris les xénophobies antisémites et racistes).

C’est le signe d’une revanche des invisibles, de ceux qui n’en peuvent plus de ne pouvoir joindre les deux bouts, qui se sentent méprisés, notamment par les élites si indifférentes à leur sort, et dont les revenus n’ont cessé d’augmenter. Car aujourd’hui, non seulement les capitaux économiques et culturels sont répartis de façon inéquitable, mais les liens sociaux sont de force et d’intensité disparates et se sont fragilisés pour beaucoup au cours des dernières décennies. Ils ont alors l’angoissant sentiment que leur intégration dans la société est fragilisée et s’ils ne sont pas acculés à la marginalité absolue, ils vivent dans le risque permanent de la perte des protections élémentaires et du déni de reconnaissance. Et cette perspective les plonge dans une angoisse existentielle qui s’est tout à coup commuée en colère.

De la colère au juste compromis

Une colère commune qui provient d’un ensemble apparemment hétérogène composé de salariés du privé mais au revenu modeste, d’agents peu valorisés des services publics, d’artisans, commerçants ou petits entrepreneurs à la peine, de retraités ayant le sentiment d’avoir beaucoup travaillé et qui restent pourtant proches du seuil de pauvreté. Au palier encore en dessous, se trouvent celles et ceux, qui ne sont pas sur les ronds-points et pour qui les liens sociaux sont rompus et qui sont contraints de survivre au jour le jour dans la grande précarité par la débrouille. Ce sont, d’ailleurs, majoritairement ces personnes que nous accueillons au sein des Fraternités de la Mission Populaire et c’est -peut-être- une des raisons qui expliquent que les équipes et les bénévoles de nos Fraternités ne se sont que peu impliquées directement dans ce mouvement.

Ricœur estimait que ni la seule morale ni la loi ne peuvent totalement éclipser la violence et que le conflit est inhérent aux rapports humains. Mais il affirmait que la confiance mutuelle pouvait tenter d’y remédier ou d’en atténuer les effets et que, dans le champ du politique ou du sociétal, cela nécessitait sans doute l’élaboration d’un compromis construit par le débat. Le « Grand Débat » sera-t-il une réponse politique acceptée ? Aboutira-t-il à un compromis capable d’atténuer le conflit ? Faudrait-il encore que ce compromis soit réellement élaboré en concertation et que les conclusions du « Grand Débat » intègrent fidèlement tout ce qui s’y est exprimé. Faudrait-il aussi que laparole de tous ait vraiment pu être exprimée et prise en compte. Celles et ceux qui campent toujours sur les ronds-points en doutent et la ténacité de leur engagement est le signe de la profondeur de la fracture et de l’exclusion sociale et économique dont ils sont depuis si longtemps victimes.