Il faut être vraiment fatigué pour considérer René Goscinny comme un affreux raciste. Au Canada, près de 5000 livres destinés à la jeunesse ont été détruits- certains brûlés-par les écoles du Conseil scolaire catholique Providence dans une démarche qu’elles appellent «de réconciliation avec les Premières Nations». Parmi les ouvrages incriminés, des volumes d’Astérix et Lucky Luke. Vous pensez peut-être que cela ne concerne qu’un pays lointain, que la mondialisation de l’information ne doit pas nous faire craindre l’extension de telles pratiques ici. Détrompez-vous. Ce que l’on nomme la « Cancel culture » est en plein développement chez nous. L’institut d’Etudes Politiques de Paris prépare des enseignements décapants, fondés sur ce type de dérive.
« Certains des auteurs de livres ou de Bandes dessinées trimbalaient peut-être une vision datée, ancienne des rapports entre les peuples, mais jamais ils n’ont lancé d’appels au meurtre, bien au contraire, observe l’essayiste Céline Pina, auteur de l’ouvrage «Ces biens essentiels » (éditions Bouquins 198 p. 18 €). D’ailleurs, quand des enfants jouent aux cowboys et aux indiens, ils utilisent des types de représentation, mais ils n’y mettent pas je ne sais quelle conception raciste du monde.»
Que le regard sur les sociétés puisse évoluer, qu’il modifie certaines références, on ne peut que l’approuver. Quand une grande marque de thé change un de ses produits, baptisé « Exposition coloniale », elle ne cède pas au politiquement correct : elle reconnaît que les temps ont changé. Mais l’exemple canadien révèle à quel degré le particularisme prime désormais sur le collectif.

« Nous sommes à l’ère de la norme, déplore Céline Pina. Cette norme conduit à ce que l’on ait cette tentative absurde d’avoir son Moi pour Loi. De là découle une concurrence entre des personnes qui se regroupent en communauté, brandissent leur particularisme, et réclament que leur propre spécificité devienne la norme de tout. Voici quarante ans, nous vivions dans une époque de verticalité, qui impliquait de reconnaître qu’il existe quelque chose de plus grand que soi ; nous n’étions pas soumis les uns aux autres, mais à la Loi que nous avions choisie et, parce que nous l’avions choisie, elle nous représentait, nous dépassait. »

Emotions et pulsions

Aujourd’hui, chacun réagit suivant ses intérêts, ses émotions, ses pulsions. « Les émotions et les pulsions sont essentielles à la vie, reconnaît Céline Pina. Encore une fois, l’humanité ne s’exprime pas dans leur déchaînement, mais dans leur encadrement. L’enjeu de la citoyenneté réside dans ce principe même : un homme doit aussi être empêché afin qu’il trouve sa place dans la collectivité. C’est toute la différence entre la vengeance et la justice. La concurrence effrénée des particularismes engendre une haine entre les groupes et des rassemblements fondés sur les signes difficiles voire impossibles à partager- le genre ou la couleur de peau par exemple. »
Le paradoxe est d’entendre nombre de gens déclarer qu’Emmanuel Macron se comporte en dictateur, alors qu’il cherche surtout à répondre à l’attente émotionnelle de l’opinion publique. Ainsi l’hommage national rendu à Jean-Paul Belmondo pose-t-il question. Nul ne peut contester la popularité du comédien, la légitimité d’un élan d’émotion chez nos concitoyens à son endroit. Mais le choix des Invalides pour organiser la cérémonie nous interroge. « Lorsque la politique était à un niveau plus élevé, quand elle avait pour vocation de penser le monde et l’avenir, elle était liée à une représentation du devoir, estime Céline Pina. Aujourd’hui, les responsables politiques essaient de tirer le meilleur bénéfice politique d’une situation. On peut se réjouir que l’on célèbre un artiste. Mais les Invalides sont un cadre très particulier, où l’on rend les honneurs aux militaires morts pour la France ou à des hommes d’Etat ayant joué un rôle décisif dans notre histoire. Il faudrait conduire une réflexion générale sur nos représentations collectives, ne pas se laisser déborder par une réaction purement émotive. Peut-être faudrait-il choisir un lieu approprié pour honorer ceux qui transcendent notre culture ou qui en expriment le fond le plus humain. »
Pour Jean-Paul Belmondo, l’auteur de ces lignes a choisi. La rue Campagne-Première s’imposait.