L’Europe est aujourd’hui considérée comme le bouc émissaire de bien des maux de notre société. C’est parce qu’elle est devenue, en autres, une énorme machine administrative avec ses clés et ses codes que peu d’entre nous maîtrise.

En 1952, France, Allemagne de l’Ouest, Italie, Pays-Bas, Belgique et Luxembourg neutralisent leurs inimitiés à peine passées en fondant la Communauté européenne du charbon et de l’acier. Cinq ans plus tard, le traité de Rome crée la Communauté économique européenne, ancêtre de notre large Union européenne (UE). Le projet européen a été pensé dès la fin de la Première Guerre mondiale et concrétisé sur les cendres de la Seconde pour garantir la paix. Mais dès le départ, l’âme érasmienne de l’Europe d’avant guerre «a dû céder la place à une autre, technoïde et comptable », regrette le philosophe Régis Debray.

La logique économique a prévalu dans la construction européenne sans jusqu’à présent déboucher sur une construction politique et culturelle. Entre 2014 et 2017, l’UE a distribué via la Région Grand Est 52 millions d’euros à E 9 4700 projets agricoles et ruraux en Alsace. Entre 2014 et 2020, la France dispose de 310 millions d’euros de l’UE dédiés à l’insertion professionnelle des moins de 25 ans. La solidarité économique européenne des 28 États membres, bientôt 27 après le Brexit, permet le développement des territoires. Mais à quel prix ? Premier budget de l’UE avec 50 milliards d’euros redistribués aux agriculteurs chaque année dont 9 aux Français, la fameuse Politique agricole commune (PAC) est aujourd’hui devenue « le bouc émissaire de l’UE autant que son porte-drapeau », estime Sophie Thoyer, animatrice de la cellule de veille sur la PAC CAPeye. «La PAC a visé les gains de productivité, fondés sur la culture intensive, les engrais chimiques et la monoculture. On a arraché les haies, oublié les écosystèmes et la fertilité des sols », résume-t-elle. Une tragédie écologique européenne qui n’a même pas permis de répondre aux crises. Depuis 2014, la PAC a tenté de changer sous la pression des lobbys environnementaux et du slogan « l’argent public pour le bien public». Une partie des aides aux agriculteurs a été conditionnée au respect de mesures vertes.

Et maintenant ?

Mais cette politique a fait les frais de dérogations et autres arrangements. La solidarité vacille. Et maintenant ? Les prochaines élections du Parlement européen détermineront le choix du président de la Commission européenne et la répartition politique des eurodéputés qui voteront le prochain budget européen et les orientations de la PAC 2020. Passons sur la diminution de l’enveloppe en conséquence du Brexit. En agriculture comme ailleurs, sans harmonisation sociale et fiscale entre les pays, la concurrence est déjà faussée depuis longtemps. « Sans la PAC, il n’y aurait plus d’UE », insiste Sophie Thoyer. « C’est ça qui tient encore les pays ensemble. » Tenir ensemble, est-ce être solidaires ? Devant l’arrivée des migrants aux portes de l’UE, la solidarité vacille, chacun rechignant à accueillir sa part d’exilés. Si l’agriculture reste aujourd’hui le socle de la solidarité européenne, elle n’est pas pour autant ferment de fraternité. «Comment nier le caractère désirable et bénéfique » de la solution européenne, « vu les insuffisances patentes du seul échelon national pour relever les défis climatiques, scientifiques et technologiques d’aujourd’hui ?», exhorte Régis Debray. Mais à l’heure de l’individualisme, comment faire naître ce qui manque depuis toujours : une communion des Européens ? «Des humains ne peuvent s’unir que dans et par ce qui les dépasse», rappelle Régis Debray : «Pas de communion sans fiction. »

Ceux qui ont expérimenté l’UE dans leurs vies concrètes, via des séjours Érasmus ou des migrations, ont pu créer leurs propres histoires européennes, sans toujours l’identifier ainsi. Mais d’autres Européens ne vivent de l’Europe que ce que leur rapportent leurs politiciens nationaux de Bruxelles et de Strasbourg. Qu’est-ce qui unira demain les Européens ? Certains défendent qu’une véritable citoyenneté européenne devrait pouvoir se vivre à travers la démocratisation de l’UE. Le président français Emmanuel Macron relance quant à lui l’idée d’une armée européenne. Mais combien d’Européens seraient prêts aujourd’hui à perdre la vie pour l’Europe ?