Jean-Luc Mouton : Bonjour, vous êtes actuellement à Kiev. Vous avez fait un article dans Réforme qui explique les difficultés aujourd’hui de la population ukrainienne qui est lassée de cette guerre. Vous avez décrit une situation un peu complexe où les ukrainiens hésitent aujourd’hui à continuer cette guerre. Pouvez-vous décrire l’ambiance qui règne à Kiev ?

Inès Gil : À Kiev, malgré l’invasion, la vie semble normale avec des bars, des restaurants et une vie sociale active, surtout depuis le départ des Russes. Les habitants reviennent progressivement, revitalisant la vie sociale et économique. Cependant, des frappes occasionnelles, comme une au début de février causant plusieurs morts, rappellent la présence de la guerre. La jeunesse cherche à profiter de la vie malgré tout, tandis que des affiches patriotiques et des appels à mobilisation pour l’armée marquent le paysage urbain, soulignant une tension entre la quête de normalité et la réalité du conflit.

Jean-Luc Mouton : Avez-vous l’impression qu’il y a une lassitude de la part de la population qui en a marre de cette guerre ? Il y a moins cette idée de soutenir le pays, de sauver l’Ukraine. Pensez-vous que ça mette en péril l’avenir du pays ?

Inès Gil : La situation en Ukraine est décrite comme complexe, exacerbée par un sentiment d’abandon international. Les Ukrainiens sont profondément déçus par le manque de soutien, en particulier de la part des Européens et des Américains, et appellent à une augmentation de l’aide militaire et financière. Cependant, au-delà de ce déficit d’assistance, une fatigue profonde et une dépression collective s’installent dans la société ukrainienne, due à la prolongation du conflit et à la stabilisation quasi figée du front.

Jean-Luc Mouton : On peut presque parler de guerre de tranchée. 

Inès Gil : La guerre en Ukraine est décrite comme une situation de tranchée en mouvement, marquée par de lourdes pertes humaines et matérielles. Les Ukrainiens sont conscients que le conflit ne se résoudra pas rapidement et ne voient pas de conditions favorables pour des négociations. Ils restent tout de même déterminés à libérer les territoires occupés. Un patriotisme fort est évident, notamment dans le refus de parler russe, perçu comme la langue de l’ennemi. Cependant, face au conflit persistant coexiste avec ce patriotisme une fatigue générale, créant des sentiments contradictoires au sein de la population qui, majoritairement, soutient ses forces armées malgré des divisions naissantes.

En tant que journaliste, la difficulté de rapporter des informations sur ces divisions internes est illustrée par le refus de certains fixeurs et soldats de coopérer avec moi, ainsi que par les orientations trompeuses de certains contacts locaux. Cette réticence souligne la sensibilité autour de la représentation des attitudes divergentes envers la mobilisation et le conflit, révélant une gêne et des divisions au sein de la société ukrainienne concernant le soutien à l’effort de guerre et l’engagement dans le conflit.

Jean-Luc Mouton : De quelles sortes de divisions parlez-vous ?

Inès Gil : Les divisions parmi les hommes ukrainiens éligibles à la mobilisation, âgés de 27 à 60 ans, se manifestent principalement par leur attitude face à l’appel sous les drapeaux. La majorité continue ses activités quotidiennes, attendant potentiellement leur mobilisation sans montrer un enthousiasme prononcé pour participer activement au front, une réaction compréhensible étant donné les circonstances.

Jean-Luc Mouton : Mais pensez-vous que la “dépression collective” des Ukrainiens pourrait les pousser à abandonner le Donbass pour avoir la paix ou pas du tout ?

Inès Gil : L’opinion dominante en Ukraine soutient le respect de sa souveraineté et l’intégrité territoriale, incluant la Crimée et le Donbass, malgré la présence de divisions internes. Certains Ukrainiens peuvent percevoir une partie de la population du Donbass comme insuffisamment patriotique. Une situation compliquée par la diffusion de la propagande russe dans cette région occupée. Toutefois, l’idée d’abandonner le Donbass et la Crimée n’est pas majoritaire, même si la fatigue due au conflit prolongé pourrait influencer cette perspective. La priorité reste la récupération de ces territoires conformément aux frontières internationalement reconnues de l’Ukraine.

Jean-Luc Mouton : Est-ce que les Églises participent à la mobilisation ou est-ce qu’elles se sentent moins concernées ou pas concernées par la guerre ?

Inès Gil : Depuis le début de la guerre en Ukraine, les Églises ont joué un rôle actif tant dans l’assistance humanitaire que dans le soutien direct à l’armée, fournissant nourriture, équipement de survie et matériel de protection. Les églises évangéliques, en particulier, se sont distinguées par leur engagement. On note, en revanche, une baisse des activités, en partie à cause d’une réduction de l’aide internationale. Cette baisse de ressources a été particulièrement ressentie dans des centres d’aide, confrontés à des difficultés budgétaires malgré les besoins importants des déplacés. Parallèlement, le soutien moral aux soldats fourni par les aumôniers reste significatif, transcendant les différences confessionnelles. Ces derniers continuent de visiter le front pour renforcer le moral des troupes, les aidant à affronter les dures réalités du conflit et leurs implications existentielles.

Intervenant : Inès Gil, journaliste
Entretien mené par : Jean-Luc Mouton
Equipe technique : Anne-Valérie Gaillard, Cédric Paulhiac
Production : Fondation Bersier – Regards protestants / Réforme