L’expression : « Je te demande d’aimer » est contradictoire, car l’amour ne peut pas se commander ; et s’il se commande, ce n’est plus de l’amour. La seule façon de sortir de cette impasse est de séparer radicalement l’amour de toute notion de sentiment. Dans la Bible, l’amour n’est pas une émotion, c’est une préoccupation, une démarche, un engagement.

Production : Fondation Bersier
Texte : Antoine Nouis
Présentation : Gérard Rouzier

Dans le récit du jugement de Salomon, deux femmes se disputent le même enfant. Le roi propose de le couper en deux et de donner une moitié de l’enfant à chaque femme. L’une accepte et pas l’autre. Le roi de conclure : « C’est la seconde qui dit la vérité, car c’est elle qui aime le plus. »

Cet apologue est une belle illustration du message biblique qui fait de l’amour le critère de la foi. Le commandement tu aimeras ton prochain est devenu tellement connu que nous ne prêtons plus attention à la question qu’il pose. Ne sommes-nous pas en présence de qu’on a appelé une double contrainte ? L’expression : « Je te demande d’aimer » est contradictoire, car l’amour ne peut pas se commander ; et s’il se commande, ce n’est plus de l’amour.

La seule façon de sortir de cette impasse est de séparer radicalement l’amour de toute notion de sentiment. Dans la Bible, l’amour n’est pas une émotion, c’est une préoccupation, une démarche, un engagement. Il suffit pour s’en convaincre de relire les passages qui évoquent ce commandement. Le livre du Lévitique dans lequel il apparaît pour la première fois inscrit l’amour du prochain en conclusion d’une série de prescriptions très pratiques : Tu n’opprimeras pas ton prochain… Tu ne retiendras pas chez toi la paye d’un salarié… Tu ne maudiras pas un sourd… Tu ne te vengeras pas, mais tu aimeras ton prochain comme toi-même. L’amour n’est pas de l’ordre de l’effusion sentimentale, mais du respect profond pour le prochain.

Il en est de même dans l’hymne à l’amour de la première épître aux Corinthiens qui égraine une succession de quinze verbes sans un seul adjectif. L’amour biblique n’est pas une émotion, mais une action, il est l’œuvre que j’entreprends pour permettre à mon prochain de grandir dans toutes les dimensions de sa personne.

Jean Vanier qui a fondé des communautés de vie avec des personnes handicapées a écrit : « L’amour n’est ni sentimental ni une émotion transitoire. C’est une attention à l’autre qui devient peu à peu engagement, reconnaissance d’une alliance, d’une appartenance mutuelle. C’est l’écouter, se mettre à sa place, le comprendre, être concerné par lui. C’est compatir, souffrir avec lui, pleurer quand il pleure, se réjouir quand il se réjouit. »

De cette compréhension de l’amour, nous pouvons extraire trois conséquences.

Le philosophe Alain a écrit : « Il est plus facile d’aimer tous les Chinois que son voisin de palier. » La Bible ne nous demande pas d’aimer tous les hommes, mais notre prochain. Le prochain est celui qui est proche, c’est aussi le suivant, celui que je croiserai. Si l’amour est un engagement concret de ma personne pour rechercher l’épanouissement de mon prochain, mon amour est limité par mes forces et ma disponibilité. Le vrai amour est un travail, et mes capacités de travail sont limitées. La vertu qui accompagne l’amour est le courage et le contraire de l’amour est la paresse… ou l’indifférence.

La philosophe Simone Weil a écrit : « La plénitude de l’amour du prochain, c’est d’être capable de lui demander : Quel est ton tourment ? » L’amour induit la connaissance d’autrui. Plus on connaît son prochain, plus on sait ce qui peut le faire grandir et plus on est capable de l’aimer.

Le philosophe Leibniz a écrit : « L’amour, c’est de faire du bonheur d’un autre le sien propre. » Il est difficile de se réjouir des réussites du prochain alors que notre pente naturelle nous pousse à la comparaison.

Dans l’évangile de Jean, après avoir donné le commandement d’amour, Jésus ajoute : Je vous ai dit ces choses afin que ma joie soit en vous, et que votre joie soit parfaite. L’amour conduit à la joie, car, en permettant l’épanouissement de mon prochain, je me régénère moi-même. En suscitant la vocation de mon prochain, j’accomplis la mienne.

Pour terminer, une citation de Jacques Prévert :

Tu dis que tu aimes les fleurs et tu les coupes,

Tu dis que tu aimes les poissons et tu les manges,

Tu dis que tu aimes les oiseaux et tu les mets en cage,

Quand tu me dis « Je t’aime », j’ai peur !