La foi ne nous appartient pas, elle relève du commerce singulier entre notre intime et le Saint-Esprit. Ce qui nous appartient, c’est de ne pas être idolâtre, c’est-à-dire de ne pas accorder un statut divin à ce qui n’est pas Dieu. Le refus de l’idole est une ascèse, car il est si facile, et si courant de se forger le petit Dieu de nos désirs et de nos idées.
La lutte contre l’idolâtrie est au cœur de la démarche religieuse. Deux citations du Talmud nous aideront à situer l’enjeu de notre thème : Tout homme qui refuse le culte des idoles est appelé juif, et : Quiconque rejette l’idolâtrie se conduit comme s’il acceptait la Torah dans son intégralité. Dans certains commentaires le rejet de l’idolâtrie est situé au même niveau que les deux interdits fondateurs du meurtre et de l’inceste.
Un interdit universel
L’interdit de l’idole prend une dimension universelle puisque la tradition rabbinique l’a inscrit dans les lois dites de Noé, qui s’adressent à tous les humains, qu’ils soient croyants ou non. Par cette inscription, les rabbins ont dit : « Tu as le droit de ne pas croire en Dieu, tu peux être athée, mais ne soit pas idolâtre, c’est-à-dire n’accorde pas un statut divin à ce qui n’est pas Dieu. » Ce qui fera dire à Simone Weil : « Il ne dépend pas de nous de croire en Dieu, mais seulement de ne pas accorder notre amour à de faux Dieux. » La foi ne nous appartient pas, elle relève du commerce singulier entre notre intime et le Saint-Esprit. Ce qui nous appartient, c’est de ne pas être idolâtre. Dans les Démons, Dostoïevski a écrit que l’athée parfait occupe l’avant-dernier échelon qui précède la foi parfaite. Le pur athéisme est une ascèse qui renonce à toute idolâtrie… il est très proche de la foi pure.
Ce qui fait l’idole
L’attitude idolâtre ne se réduit pas à s’agenouiller devant un poteau sacré ou à un peu trop aimer l’argent ou le football, elle concerne notre rapport à l’essentiel. Tout peut devenir idole : une chose, un mouvement, une personne, mais aussi une idée – ou même un idéal – une théologie, une institution… Ce qui qualifie l’idole, ce n’est pas la chose, mais le regard que nous portons dessus, lorsque nous donnons une valeur absolue à une représentation humaine. Même la foi au Dieu de l’Évangile n’est pas suffisante pour prévenir l’idolâtrie, il est si facile, et si courant, de remplacer Dieu par notre compréhension, ou notre expérience, de Dieu.
L’idole et le rire
Dans le livre de Umberto Eco, Le nom de la rose, Jorge, le bibliothécaire d’une abbaye, est animé par une égale haine de la philosophie et du rire. Il cache le second livre de la Poétique d’Aristote, qui fait l’éloge du rire, et empoisonne les moines qui veulent en faire la lecture, persuadé de le faire en fidélité à Dieu afin de mieux combattre le diable et ses œuvres. Guillaume, le moine philosophe chargé d’enquêter sur les crimes de l’abbaye, s’oppose au bibliothécaire et enseigne à Adso, son jeune disciple : « Le diable est l’arrogance de l’esprit, la foi sans sourire, la vérité qui n’est jamais effleurée par le doute. » D’où cette belle leçon de sagesse : « Le devoir de qui aime les hommes est peut-être de faire rire de la vérité, faire rire la vérité, car l’unique vérité est d’apprendre à nous libérer de la passion insensée pour la vérité. » L’humour exige de l’homme qu’il se moque de lui-même, pour qu’il détruise ses idoles et que l’idole démasquée ne soit pas aussitôt remplacée par une autre tout aussi pernicieuse.
L’attitude qui renonce à toute idolâtrie consiste à garder la question de Dieu toujours ouverte, à accepter de se laisser déplacer, interroger, remettre en question.
Une citation
Pour terminer une citation de Paul Tillich : « Rien ne caractérise autant notre vie religieuse que ces images de Dieu fabriquées par nous. Je pense au théologien qui n’attend pas Dieu parce qu’il le possède enfermé dans une construction doctrinale. Je pense à l’étudiant en théologie qui n’attend pas Dieu parce qu’il le possède enfermé dans un manuel. Je pense à l’homme d’Église qui n’attend pas Dieu parce qu’il le possède enfermé dans une institution. Je pense au fidèle qui n’attend pas Dieu parce qu’il le possède enfermé dans sa propre expérience. Il n’est pas facile de supporter cette non-possession de Dieu, cette attente de Dieu… Il n’est pas facile de prêcher Dieu à des enfants et à des païens, à des sceptiques et à des athées, et de leur expliquer en même temps que nous-mêmes ne possédons pas Dieu, mais que nous l’attendons. Je suis convaincu que la résistance au christianisme vient pour une grande part de ce que les chrétiens, ouvertement ou non, élèvent la prétention de posséder Dieu et d’avoir ainsi perdu l’élément de l’attente… Nous sommes plus forts quand nous attendons que quand nous possédons. »
Production : Fondation Bersier
Texte : Antoine Nouis
Présentation : Gérard Rouzier