S’il existe une éternité quelque part, qui voudrait y entrer avec ses rancunes et ses regrets, ses peurs, ses maux de dents et ses blessures secrètes ? C’est pourquoi dans la tradition chrétienne, l’éternité est précédée par le jugement de Dieu qui est une guérison de nos fractures afin de ne retenir que ce qui est beau et bon dans notre histoire.
La déclaration de foi de l’Alliance évangélique annonce : « Nous croyons à la résurrection de tous : ceux qui sont perdus ressusciteront pour le jugement, ceux qui sont sauvés ressusciteront pour la vie. » La compréhension du jugement qui se trouve derrière cet article est celle d’un tribunal qui passerait en revue nos mauvaises actions, nos infidélités et nos reniements pour aboutir à notre condamnation. Cette conception du jugement est inspirée d’un verset de l’évangile de Jean lu en dehors de son contexte, ce n’est pas la mienne. Je préfère la lecture qu’on trouve dans la première épître aux Corinthiens, qui me semble plus en ligne avec le cœur de la révélation biblique.
Notre vie comme une maison
L’apôtre reprend l’image d’une maison pour symboliser notre vie. Notre demeure est bâtie avec nos œuvres, nos combats, nos réussites et nos échecs. Certaines pierres sont en or et en métal précieux, d’autres en foin et en paille. Le jugement de Dieu est décrit sous la forme d’un feu qui épure : il brûle ce qui n’a pas besoin de demeurer pour ne laisser subsister que ce qui mérite d’être éternisé. S’il existe une éternité quelque part, qui voudrait y entrer avec ses rancunes et ses regrets, ses peurs, ses maux de dents et ses blessures secrètes ? C’est pourquoi dans la tradition chrétienne, l’éternité est précédée par le jugement de Dieu.
Selon ce texte, le jugement n’est pas la comparution devant un tribunal qui déciderait de notre éternité, mais la façon dont notre vie est présente devant Dieu. Le jugement est une relecture de notre vie à la lumière de l’Évangile. Une lecture qui se fait en Christ, c’est-à-dire dans l’amour et la vérité.
La mémoire et l’oubli
Chez Homère, l’Hadès, le séjour des morts, garde éternelle la mémoire des derniers instants de la vie. Jusqu’à la fin des temps, Agamemnon revit son assassinat par Clytemnestre, Ajax ressasse sa rancune contre Ulysse et Hector voit son corps traîné devant les murs de Troie. En réaction à cette vision de l’éternité, Platon a tenu l’oubli des actes de la vie terrestre comme le seul bonheur souhaitable pour les morts. L’espérance est celle d’une mort qui serait comme un profond sommeil, sans rêves ni cauchemars.
La guérison de notre histoire
L’Écriture propose une autre lecture, celle de la guérison de notre histoire. Selon cette compréhension, l’image du jugement n’est pas celle d’une balance dont le verdict de la pesée déciderait du sort de notre éternité, c’est celle d’une purification qui ne conserverait de notre histoire que ce qu’il est souhaitable d’emporter avec soi dans une éternité. Peut-être est-ce cela le pardon : de ne conserver que ce qu’il y a de beau et de bon dans notre vie ! Peut-être est-ce cela la grâce : ne voir et n’être vu que par ce qui est éternel en nous ! Le jugement est alors une bonne nouvelle… et tant pis pour ceux qui souhaitent arriver à la vie sans passer par la case jugement !
Je revendique le jugement, car je crois que ma vie n’est pas indifférente devant Dieu. Les choix que je pose et les combats que je mène ne sont pas sans importance. Ce qui fait la beauté d’un homme et la valeur d’une vie, ce sont les cicatrices de son histoire. Le salut de Dieu n’est pas automatique et obligatoire, il est une parole de pardon posée sur une existence singulière.
Un apologue
Pour terminer un apologue raconté par Dostoïevski dans Les frères Karamazov :
Il était une fois une bonne femme méchante comme une teigne, et puis elle est morte. Les diables l’ont emportée et l’ont jetée dans l’étang de feu. Or, son ange gardien est là et se demande : quelle vertu pourrais-je bien lui trouver pour en parler à Dieu ? Il se rappelle et dit à Dieu : Elle a arraché un oignon dans son potager et l’a donné à une mendiante. Dieu lui répond : Prends donc ce même oignon, tends-le lui dans l’étang, qu’elle s’y accroche et tire, et si tu réussis à la retirer, qu’elle aille au paradis… L’ange courut vers la bonne femme, lui tendit l’oignon et avec précaution, il se mit à la tirer.
Un simple oignon partagé a sorti cette femme de l’enfer, sauf que l’histoire se termine mal.
Il l’avait presque complètement retirée quand les autres damnés dans l’étang, voyant qu’on la retirait, s’accrochèrent à elle pour qu’on les retirât aussi. Or, la bonne femme était méchante comme une teigne, elle se mit à leur donner des coups de pied : « C’est moi qu’on retire, pas vous, c’est mon oignon, pas le vôtre. » À peine eut-elle dit cela que l’oignon se cassa. Et la bonne femme retomba dans l’étang où elle brûle aujourd’hui encore.
C’est à l’amour que nous serons jugés.
Production : Fondation Bersier
Texte : Antoine Nouis
Présentation : Gérard Rouzier