Sciences sociales et postcolonialité
« Les sciences humaines se sont forgées à une époque où l’Europe était encore une puissance coloniale, ce qui a laissé quelques angles morts en héritage. Par exemple, il est tentant de folkloriser des photographies alors qu’elles s’inscrivent dans une chronologie historique. Au lieu de redécouvrir tous les dix ans la « nouveauté » des églises postcoloniales en Europe, il est crucial de leur donner l’histoire qui est la leur.
Il y a aussi des pièges qui peuvent guetter les sciences sociales, comme réduire l’altérité des églises postcoloniales à une essence. Ce réductionnisme peut avoir deux conséquences : soit l’excuse qui ferme les yeux sur les dérives sectaires, soit l’exclusion qui tend à rejeter ces églises hors des problématiques de la cité. Il est crucial de reconnaître que les christianismes africains postcoloniaux sont en mouvement et font preuve d’une auto-réflexivité riche d’enseignements.
L’eurocentrisme s’observe souvent par une tendance à ne pas suffisamment s’ouvrir aux analyses des chercheurs afrodescendants. Ignorer les travaux d’auteurs tels que Césaire Driver sur le ministère malgache ou les contributions de certains réseaux afrodescendants appauvrit l’analyse. Les églises postcoloniales africaines montrent une vitalité et une diversité qui enrichissent la compréhension des dynamiques religieuses en Europe. »
Institutions ecclésiales et défis de l’intégration
« À l’échelle européenne, les états-majors chrétiens ont mis du temps à comprendre que les Africaines et Africains pouvaient s’approprier le mandat de partir en mission. Par exemple, la Conférence des Églises Chrétiennes Européennes (KEK) a commencé à se sensibiliser à ces enjeux, mais il reste encore du chemin à parcourir pour associer les nouvelles églises. En France, les églises d’expression africaine sont davantage intégrées dans les rouages institutionnels, mais cela a demandé des efforts considérables. Les anthropologues et sociologues notent que les églises africaines ont dû batailler pour se faire accepter et intégrer.
Du côté des réseaux catholiques et évangéliques, il y a des interfaces de recherche et des programmes qui cherchent à intégrer ces nouvelles dynamiques. Par exemple, le programme RelieMig de Valérie Aubourg et le centre Istina, ou encore le rôle et l’ouverture du CNEF (Conseil National des Évangéliques de France). La Fédération Protestante de France montre aussi des signes d’ouverture, avec l’intégration de vice-présidences et de réseaux d’églises d’expression africaine.
Cependant, un long chemin d’interculturalité reste à parcourir. Décoloniser les mentalités et élargir le jeu est un programme ambitieux mais nécessaire. L’analyse des discours tenus par les responsables des réseaux protestants montre que le processus de décolonisation des imaginaires est en partie réalisé, mais il reste des chantiers en cours. Les médias, comme la chaîne EMC ITV, jouent parfois un rôle plus avant-gardiste que les institutions elles-mêmes dans cette ouverture. »
Modernité et postcolonialité
« Penser en situation postcoloniale implique de se décentrer par rapport à des définitions trop vite préemptées par l’Europe. Cela invite à mobiliser des travaux sur les modernités multiples et à considérer les églises africaines en Europe comme des acteurs importants dans la redéfinition des concepts de sécularisation et de modernité. Shmuel Eisenstadt, avec son hypothèse de modernités multiples, offre un cadre utile pour comprendre ces dynamiques.
Les églises postcoloniales africaines invitent également à reconsidérer la notion même de sécularisation. La sécularisation observée en Europe pourrait ne pas être une généralité universelle, et les recompositions militantes du croire portées par les églises postcoloniales posent des défis à cette notion. Par exemple, le travail de Nadia Yala Kisukidi sur la vitalité des églises postcoloniales démontre que ces communautés sont loin d’être de simples survivances exotiques. »
Cycle de cours « Europe et nouveaux christianismes africains »
Résumé en 5’30 » du sixième cours d’1h30 (6/6) intitulé : « L’apport de l’éclairage postcolonial sur les Eglises afro-descendantes en Europe »
- Cours d’histoire et de sociologie des religions donné à l’AUAN (2022) par Sébastien Fath (CNRS, laboratoire GSRL)