Antoine Nouis : Il y a une dizaine d’années, vous avez publié un livre intitulé T’es où ? qui a renouvelé notre regard sur la catéchèse et sur la transmission. Est-ce que vous pouvez nous raconter comment vous en êtes venue à élaborer cette méthode que vous évoquez dans votre livre ?

Agnès Charlemagne : J’ai passé 15 ans à Amsterdam, aux Pays-Bas, et mes trois enfants ont grandi avec la méthode Montessori, qui pour moi, en tant que mère française, me faisait extrêmement peur. Je n’avais aucun repère, j’avais l’impression que les enfants n’apprenaient rien, qu’il n’y avait pas de contenu et qu’ils étaient là seulement pour s’amuser. J’étais assez désemparée. Et puis, le repère qu’on peut avoir en tant que parent avec un programme et des réunions avec les professeurs ça n’existait pas. C’est l’une des raisons pour lesquelles on est venu en France. Donc, moi je suis française, et là [en France], mes enfants se sont révélés comme des poissons dans l’eau, l’un et l’autre, chacun selon son caractère, et se sont révélés entraîner toute la classe vers le haut, me disaient les professeurs.

A. N. : Vous appliquez la méthode Montessori à la catéchèse ?

A. C. : Disons que j’étais déjà une maman caté dans une école avec des enfants entre 8-9 ans, et j’avais demandé [à la direction de cette école] si je pouvais parler de ma foi et faire le catéchisme en abordant la philosophie. Ça avait été accepté par cette directrice qui m’avait dit, de toute façon, plus aucun parent ne se propose donc je vous donne carte blanche. Une maîtresse me disait, personne n’a jamais encore abordé la question de la catéchèse comme tu le fais, à savoir demander aux enfants, et pour vous, par exemple, qu’est-ce que c’est que Noël ? Et j’attends, c’est-à-dire que les enfants vont dire, pour moi, Noël, c’est que ma grand-mère vient de Corse avec une valise remplie de figatellus et de clémentines, ou alors Noël, je ne comprends pas parce qu’on est soi-disant bien, parce qu’on est en famille, et en fait tout le monde se dispute, c’est l’enfer, et moi, je n’ai envie que d’une seule chose, c’est que les vacances soient finies. Ou alors à Noël, c’est mon père qui fait son chiffre d’affaires dans son magasin, toute l’année ne se résume qu’au 3 jours avant Noël. Puis j’attends, c’est-à-dire que je ne vais pas poser la question, oui, mais encore ? Et c’est à ce moment-là qu’il y a un enfant qui, timidement ou pas, dit, mais Noël, c’est aussi Jésus. Et je lui demande, mais qu’est-ce que c’est, Jésus, pour toi ? Et à ce moment-là, quelque chose grandit en lui, qui n’est absolument pas scolaire, mais qui vient de son intimité, de sa relation, parce que c’est lui qui a attendu le moment pour dire : « Mais [Noël] c’est aussi Jésus ». Ce n’est pas moi qui ai secoué le savoir des uns et des autres en disant : « Mais vous oubliez l’important, le principal, c’est une catastrophe que vous ne sachiez plus ça ».

A. N. : Et alors, à partir de ces premières expériences vous avez vraiment élaboré une méthode. Vous pouvez nous la présenter ?

A. C. : Un enfant doit avoir une feuille blanche et pouvoir dessiner, écrire ce qu’il entend, ce qu’il pense, ce qu’il ne comprend pas. Au début, les enfants sont perturbés. Ils me disent : « Mais écrire quoi ? Et dessiner quoi ? Il y a rien sur le tableau ». Je les engage sur un chemin non scolaire. « Qu’est-ce que tu penses, toi, de ce qu’on est en train de dire ? Qu’est-ce que tu repères, toi, dans la conversation qui t’intéresse vraiment ? Dessine-le, écris-le ». Et pendant ce temps-là, je parle avec les trois ou quatre qui m’ont dit, « oui, mais il y a aussi Jésus », ou alors « Jésus m’intéresse, mais alors vraiment pas du tout ». Et c’est de là qu’il y a quelque chose qui naît, qui m’échappe et qui m’intéresse, parce qu’ils sont tous les deux, ou tous les trois, au travail. Donc j’ai compris que quand deux ou trois enfants parlent entre eux de quelque chose qui les passionne, il y a un moment qu’on repère très vite quand on est attentif, que j’appelle l’interstice, et à ce moment-là, je peux me glisser et apporter un enseignement, mais parce que c’est déjà chauffé, le contact est mis. Je ne peux pas démarrer et faire 300 km à l’heure sur l’autoroute si j’ai pas mis la clé dans le contact.

A. N. : Les enfants discutent entre eux, et puis de temps en temps, vous intervenez dans la conversation, et pour apporter quoi ?

A. C. : Et bien pour apporter l’enseignement que je peux avoir décidé. Si jamais j’ai un groupe pendant une année, je peux dire, bon, voilà, dans le programme, j’aimerais pouvoir faire les prophètes, l’Ancien Testament, tel et tel évangile, l’année liturgique, les trois points importants. Je décide ce que je veux, et je le case où je peux, mais force est de constater qu’à la fin de l’année, je peux mettre une croix devant tout ce que j’avais décidé de faire au début de l’année. J’ai réussi à le transmettre, mais au moment qui m’était proposé par les enfants eux-mêmes, ce qui fait qu’ils disent, c’était passionnant.

A. N. : Alors, dans votre système, vous dites que vous comptez beaucoup sur la parole des enfants, et que c’est eux-mêmes qui abordent, qui apportent les sujets qui sont évoqués, qui sont partagés, mais pourtant, vous proposez quand même un cadre assez structuré.

A. C. : Alors, c’est exactement ce que je n’avais pas vu aux Pays-Bas et qui m’avait rendu tellement inquiète, c’est-à-dire qu’ il faut un cadre. Le cadre, c’est le déroulé de l’atelier. Un atelier démarre toujours de la même manière. On pose un cadre, c’est-à-dire que je demande à l’un des enfants, ou des adultes maintenant, j’anime aussi des ateliers avec les adultes, d’ allumer une bougie qu’on dépose près de la Bible. Pour moi, c’est le signe que nous rentrons dans une intimité fragile. Ensuite, on la pose près de la Bible parce qu’à un moment donné, on va ouvrir la Bible. Un atelier dans lequel on n’ouvre pas la Bible devient psychologisant. Les enfants le sentent tout de suite, et ils disent, on tourne en rond là, c’est nul. Le cadre, c’est de leur donner la parole, et à un moment donné, de glisser des enseignements dans ce que j’appelle l’interstice, et de dire, et maintenant, on va ouvrir le texte.

A. N. : Alors, vous proposez assez clairement votre méthode donc dans votre premier livre qui s’appelle T’es où ?, et puis ensuite, vous avez écrit un livre où vous appliquez cette méthode aux relations familiales, qui s’appelle Je t’écoute. Est-ce que vous pouvez en dire quelques mots ?

A. C. : Alors, Je t’écoute, c’était une commande de l’éditeur Crer-Bayard qui me disait que les parents, les grands-parents sont désespérés car la transmission de la foi est en panne. Et il m’a demandé ce que moi je pouvais leur dire. J’ai voulu faire ça de manière très légère, mais très fondée aussi. Donc, j’ai découpé ce livre, un petit livre qui se lit presque sur la plage, en neuf chapitres avec deux-trois pages théologiques, parce que nous avons un enseignement à transmettre. Notre vie est en dialogue incessant avec la théologie, pour la rendre digeste. Donc il s’agit de partir de la question des enfants, de ne pas donner tout de suite notre réponse, mais faire que l’enfant rentre dans son propre labyrinthe, et l’aider à se poser la question, « pourquoi ça t’intéresse ? Depuis quand tu te poses cette question ? Avec qui tu en as déjà parlé ? » Et donc là, on le fait rentrer dans son propre monde, et puis au bout d’un moment, lui, va nous déstabiliser, parce que nous emmenant dans son labyrinthe, on va se rendre compte que nos repères ne sont pas les siens, et que effectivement, il peut faire le détour par les dieux grecs, ce qui ne nous arrange pas tant, parce que nous, on voudrait l’emmener vers le Dieu d’Abraham. Alors là, il faut faire confiance, et il faut déposer les armes, et passer dans une autre confiance. Si nous croyons ce que nous croyons, alors l’Esprit-Saint est là, et il est autant dans l’enfant que dans notre cœur.

A. N. : Et maintenant, peut-être dernière question, comment aujourd’hui l’Eglise institutionnelle, les Eglises, accueillent ce que vous êtes, ce que vous dites ? Et est-ce que vous rencontrez un écho ?

A. C. : Alors, je suis ravie de cet écho, parce qu’il est non seulement inattendu pour moi, comme je vous disais, j’étais une maman caté dans une petite école de Marseille avec des 8-9 ans. Ça m’échappe complètement maintenant, je vais en Belgique, en Suisse, je vais même sans doute aller en Grèce. Sur le territoire français, je vais dans établissement scolaires, du primaire jusqu’à la terminal, je vais aussi dans les paroisses, dans les diocèses, à Lille, Roubaix, Tourcoing. Là-bas, il y a vraiment tout un travail sur comment s’adresser à des enfants musulmans dans les écoles catholiques. Alors, la plupart des profs disent, moi, je ne me lance pas là-dedans, parce que ils vont m’égorger, c’est terrible, dès que je parle d’histoire, ils sont contre. En plus, je ne suis pas moi-même croyante, je vais m’emmêler les pinceaux avec toute cette histoire. Et bien, mon cadre donne une structure qui fait qu’on commence à faire parler les enfants, histoire de chauffer d’abord un peu la machine.

La manière dont un atelier démarre, c’est qu’on lit des phrases écrites à un atelier précédent, soit par d’autres, soit par les mêmes, et immédiatement, il y a une reconnaissance d’une part de parole déjà produite par un groupe, qui fait que tout de suite, il y a un alignement, parce qu’il y a déjà un présupposé. Donc, dans les différents diocèses dans lesquels je passe, à Dijon ou à Nantes, des régions très ancrées dans le catholicisme, ils ont le même problème que des régions de campagne où la foi est complètement délaissée. Qu’est-ce qui fait qu’ils ont le même problème ? C’est parce que justement, la méthode de travail ne fonctionne plus, la méthode d’enseignement descendante n’est plus reçue. Les enfants passent leur temps à se demander si ce qu’ils viennent d’entendre est vrai ou non, alors ils tapent sur leur téléphone la proposition, « ah, c’est faux, Moïse n’existait pas, Abraham n’existait pas, historiquement, ça n’a pas été prouvé, ce que vous me racontez, c’est des bêtises ». Qu’est-ce qu’on répond à ça ?
Que cherchez-vous ?, les deux manuels que j’ai publiés, l’un pour l’ adulte et l’autre pour le jeune, mettent en situation des messages écrits par des adolescents, pour que l’atelier démarre. Puis il ya deux pages de références bibliques, pour que l’animateur, le chef d’orchestre de la parole, puisse rebondir sur des passages bibliques, et puis deux pages de ressources théologiques ou profanes, pour glisser cet enseignement dont je vous disais, qu’à un moment donné j’enseigne, et que les choses s’ouvrent et rebondissent sur les questionnements des enfants.

A. N. : Agnès Charlemagne, merci de nous avoir fait partager votre travail et de nous avoir rendu visite à Regards protestants VIDÉO.

A. C. : Merci à vous.

Production : Fondation Bersier – Regards protestants
Journaliste : Antoine Nouis
Réalisation : Jean-Luc Mouton