Depuis la décolonisation jusqu’à la fin des années 1990, l’espace francophone a été marqué par l’impact de la coopération. Du Tchad à Madagascar, de la Tunisie au Sénégal, des milliers de « coopérants » francophones se sont investis, dans le cadre de la mise en place en France, en 1959, d’un Ministère de la coopération voulu par le Général de Gaulle. Etymologiquement, coopérer, c’est oeuvrer ensemble (co-operare, en latin). Parce qu’il évite la hiérarchie, le terme convient particulièrement dans des contextes d’émancipation. Le travail forcé, le rapport de force brutal laissent place à un effort solidaire, que ce soit dans le bilatéralisme institutionnel (coopération d’État) ou le cadre associatif local. 

Christianisme peu hiérarchique, sans pape, favorable au principe du sacerdoce universel des croyants, le protestantisme a nourri, plus souvent qu’à son tour, ces pensées de la coopération. En son sein, l’économiste français Charles Gide (1847-1932) en constitue l’un des meilleurs avocats. Non content de promouvoir la responsabilisation des consommateurs et la liberté d’association (1), Charles Gide n’a cessé, tout au long de sa vie, de plaider pour la coopération concrète des travailleurs, via le modèle de la coopérative. C’est principalement pour cette raison qu’il est considéré aujourd’hui comme un grand précurseur de l’économie sociale et solidaire, devenue tardivement à la mode. Autour de l’École de Nîmes, Charles Gide va promouvoir, dès la fin du XIXe siècle, un mouvement coopératif français et francophone au sein duquel plusieurs intellectuels et militants protestants vont s’investir, comme Auguste Fabre ou Edouard de Boyve (2). L’idée principale est de favoriser un travail solidaire et coordonné qui permette une répartition plus juste du fruit de l’effort, contrecarrant la rapacité d’un système basé sur le profit pour le profit. Il rejette à la fois l’étatisme (qui déresponsabilise les individus) et le capitalisme dérégulé (qui atomise la société).

Au fil de sa remarquable carrière universitaire en France, couronnée de maintes distrinctions, Charles Gide a construit une réflexion très approfondie, nourrie de lectures inlassables et d’une curiosité presque sans limite. Esprit tourné vers les vastes horizons, ils s’est penché sur toutes les formes et expériences coopératives, en se riant des frontières. La consultation des données proposées aujourd’hui par l’Association Charles Gide (http://www.charlesgide.fr/) permet d’en avoir un bel aperçu. Dénué de sectarisme confessionnel, Charles Gide portait par exemple une certaine admiration pour l’expérience des réductions du Paraguay, où durant plusieurs décennies, jusqu’en 1753, les Jésuites ont réussi à mettre en place, avec les indiens Guarani, des coopératives agricoles remarquables. Charles Gide écrit à ce sujet :

« (..) La coopération se distingue du communisme en ce que chacun a sa part du revenu. Mais quant à la terre, le régime coopératif n’implique pas nécessairement la propriété individuelle. Elle n’existait pas dans les colonies du Paraguay. Les terres et les maisons n’étaient concédées qu’en jouissance; elles étaient concédées gratuitement, mais les possesseurs n’avaient droit à la terre qu’autant qu’ils la cultivaient réellement, ou, pour la maison, autant qu’ils l’habitaient. En-dehors de ces terres partagées ainsi entre les individus par des lotissements, il y avait de grands espaces de terre, qui, ceux-là), étaient réservés pour la communauté. Ces réserves avaient pour destination de servir aux besoin des indigents, des veuves, des vieillards, des orphelins, de ceux qui, pour une raison quelconque, ne pouvaient pas travailler » (3).

Un modèle coopératif responsabilisant et solidaire

Charles Gide ne cache pas sa sympathie pour un tel modèle coopératif, qui responsabilise l’individu sans oublier la solidarité, en parculier pour ceux et celles qui ne peuvent contribuer à la production de richesses. En parlant du modèle coopératif au Paraguay, Charles Gide pense aussi aux colonies françaises… Favorable sans ambiguité au « devoir colonial », il s’interroge de plus en plus, au cours de son itinéraire intellectuel, sur les dérives du « droit du plus fort », et cherche à promouvoir la responsabilisation et la coopération des « indigènes ». En développant cette approche en partie visionnaire, Charles n’a pas toujours porté son protestantisme en bandoulière, loin de là. Mais une lecture attentive de son oeuvre montre qu’il est impossible de comprendre d’où vient sa pensée si l’on élimine la référence protestante.

Les plaidoyers que l’on lit de plus en plus aujourd’hui en faveur d’une « coopération décentralisée et économie sociale et solidaire » (4) dans les pays du Sud, notamment au Sahel, s’ancrent dans une vision du monde où l’autorité n’est pas pyramidale : elle se construit par le bas, via un sacerdoce universel des talents qui pose comme principe la liberté de conscience et d’initiative solidaire de chaque individu / travailleur : des traits typiquement ancrés dans l’anthropologie protestante qui a modelé la pensée de Charles Gide.

(1) Voir, sur le Fil-info Francophonie de Regardsprotestants, les deux volets précédents de notre série en quatre volets sur Charles Gide.

(2) Voir la notice « Charles Gide » du Musée Virtuel du Protestantisme https://www.museeprotestant.org/notice/charles-gide-1847-1932/

(3) Charles Gide, Les colonies communistes et coopératives : 1927-28, Paris, 1928, p.66.

(4) Isabelle Célérier, L’économie sociale et solidaire, un atout pour la coopération décentralisée, Paris, rapport Agence Française de Développement (AFD), 2013.