Pour Butler, il s’agit d’une attitude personnelle, d’un trait psychologique : « une profonde gêne chez les jeunes et les personnes d’âge moyen – une répugnance personnelle et un dégoût envers le vieillissement, la maladie et l’infirmité ; ainsi que la peur de l’impuissance, de l’inutilité et de la mort ». Aujourd’hui encore, lorsque l’on parle de discrimination liée à l’âge (et pas seulement à la vieillesse) on pense à l’attitude d’une personne donnée, ou d’une institution, mais il ne faut pas oublier que cela se déroule sur l’arrière-fond de mouvements structurels qui engendrent une discrimination de fait, souvent moins visible, mais terriblement efficace.

L’âgisme structurel

Un bref regard sur la pyramide des âges, en France, en 1969 et en 2021, fera comprendre ce que je veux dire. En 1969, au moment où Butler publie son article, une génération, jeune et nombreuse, arrive à l’âge adulte dans la plupart des pays riches et elle revendique une place dans la société. Elle porte l’aspiration à un nouveau mode de vie, de manière forte et visible. Elle rejette les choix de la génération de ses parents. À l’époque, on est vieux à quarante ans !

Je trouve assez significatif que le concept d’âgisme émerge au moment où, de toutes parts, les jeunes font une entrée fracassante dans la vie sociale. Ce sont les vieux qui se retrouvent sur la défensive, à ce moment-là.

Cinquante ans plus tard, les jeunes en question ont vieilli, mais ce sont toujours eux la génération la plus nombreuse, et ils font obstacle à l’entrée sur le marché du travail des nouvelles générations qui subissent de longues phases d’emplois temporaires avant d’accéder à des situations stables.

De ce fait, la ségrégation antijeunes est bien plus forte. Par ailleurs, la génération, dite du baby-boom, commence à dépasser les soixante-cinq ans et ses retraites coûtent cher aux actifs. On l’accuse, également, d’avoir allègrement dégradé la planète pour satisfaire sa consommation effrénée. Pour ces deux raisons, le racisme antivieux s’alimente à d’autres sources que le seul dégoût dont parlait Robert Butler.

Sur les questions d’âge, il faut toujours s’interroger sur les rapports macrosociaux entre les générations. Elles sont en compétition les unes avec les autres et les stéréotypes se nourrissent de cette compétition. Quelqu’un de mûr aura tendance à prétendre que les (petits) jeunes qui veulent lui prendre sa place manquent d’expérience et que les seniors n’ont plus l’énergie suffisante pour faire le dur travail qu’il accomplit.

Quand les différences deviennent des marqueurs excluants

Le propos n’est pas de dire que, d’un groupe d’âge à un autre, d’une génération à l’autre, les comportements sont tout à fait homogènes. Chacun d’entre nous a été socialisé à une époque précise et, notamment au moment de son passage à l’âge adulte, il a partagé un style musical, un usage des instruments techniques (automobile ou téléphone, par exemple), une approche de la vie politique, particuliers. Il a exprimé sa ferveur au travers d’événements donnés, en se référant à des personnes fétiches qui l’ont impressionné.

Par ailleurs, pour des individus (comme moi) qui ont atteint la soixantaine, il est évident que l’on ne raisonne pas de la même manière au fil des âges. L’expérience d’avoir été parent, d’avoir exercé des responsabilités collectives, d’avoir traversé différentes situations professionnelles, est formatrice. Voilà pour le plus. Mais il faudrait être bien aveugle pour ne pas se rendre compte que les jeunes ont une vivacité d’esprit et des idées venues d’ailleurs qui nous laissent bouche bée.

Pourquoi nier ces différences ? Elles ne sont en rien un problème. Elles deviennent un problème lorsqu’on en fait des frontières rigides, des excuses pour construire un « entre-soi » excluant. Il est facile d’imaginer que les autres (plus jeunes ou plus vieux) ne peuvent pas nous comprendre, ne peuvent pas partager tel ou tel projet et, pour ces raisons, de les laisser de côté. Or, quand on s’interroge sérieusement sur ces préjugés, on se rend compte qu’ils sont largement infondés. Tout un chacun a beaucoup plus de capacités qu’on ne l’imagine à aller à la rencontre d’une autre culture. Les personnes âgées sont plus dégourdies dans l’usage des outils numériques qu’on ne le pense en général. Les jeunes sont plus ouverts au monde de leurs aînés qu’on ne l’imagine souvent. Si je puis prendre un exemple : la musique jeune d’aujourd’hui n’est pas plus « débile » que la musique yéyé qui a soûlé ma jeunesse. Elle aborde les mêmes thèmes, avec un vocabulaire qui n’a pas beaucoup évolué. Quant aux capacités cognitives, on se rend compte qu’il existe des manières diverses d’aborder un problème, notamment en fonction des expériences que l’on a vécues et de l’âge que l’on a, et que croiser ces diverses manières est souvent fécond.

À l’inverse, des études de psychologie sociale ont montré que les stéréotypes liés à l’âge sont autoréalisateurs : quelqu’un qui est réputé irresponsable le devient (et l’on sait, de toute manière, que l’on ne devient responsable qu’en exerçant des responsabilités) ; et quelqu’un dont on anticipe qu’il va avoir des difficultés pour effectuer une opération en aura. On a fait l’expérience de demander à des personnes âgées de s’entraîner à exécuter une tâche un peu élaborée. Dans un groupe, on laissait faire les personnes, en les encourageant verbalement. Dans un autre groupe, on intervenait pour réaliser la tâche à la place de la personne, lorsqu’elle butait. Dans ce dernier groupe, la performance se dégradait au fil du temps, tandis que dans le groupe où l’on marquait de l’estime et de la confiance à l’égard des personnes, la performance s’améliorait.

Les effets physiques du vieillissement sont, eux aussi, nettement aggravés par la manière dont ils sont investis : la fatigue, la peau ridée, les maladies chroniques sont moins invalidantes si on se persuade que l’on garde toute sa place dans le jeu social. Et, à l’inverse, l’énergie débordante des jeunes donnera sa pleine mesure si on sait l’accueillir avec confiance.

Le regard porté sur l’autre, un facteur décisif

Faut-il rappeler, dans une revue protestante, que la foi que l’on accorde à l’autre change la donne ? Il y a une circulation entre la foi que l’on accorde à Dieu, la confiance qu’il a en nous (« Lève-toi et marche ») et la confiance que nous avons en les autres. J’ai eu l’occasion, étant enseignant, de voir les miracles dont étaient capables des étudiants effacés qu’on tirait de l’ombre.

Évidemment, porter attention à l’autre suppose de regarder un peu au-delà de son petit périmètre et d’aimer, peut-être pas nos ennemis, mais des personnes qui nous semblent, au départ, loin de nos référents culturels. Et il y a une richesse incomparable à franchir de telles frontières.