Alors que rien ne laisse présager une fin rapide du conflit avec la Russie, Kiev tente de peser en Afrique, une région convoitée par Moscou. Le Point a interrogé Yurii Pyvovarov, ambassadeur d’Ukraine au Sénégal sur les enjeux de la présence ukrainienne. Depuis le début de l’année, Kiev a inauguré deux nouvelles ambassades. La première à Abidjan, en Côte d’Ivoire, la deuxième Nouakchott, en Mauritanie.
En mars 2022, peu après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le vote à l’ONU visant à condamner l’opération russe avait fait émerger un continent africain divisé sur ce sujet. En effet, 17 pays sur 54 pays avaient préféré s’abstenir. Pourtant, de nombreux pays d’Afrique de l’Ouest avaient condamné l’agression. Parmi eux la Mauritanie, la Sierra Leone, le Liberia, la Côte d’Ivoire, le Ghana ainsi que le Bénin et le Nigeria. Depuis, ces pays n’ont pas changé d’avis, si l’on se fie à leur choix lors d’un autre vote pour le retrait des troupes russes en février 2023.
“Rattraper le temps perdu en Afrique”
Yurii Pyvovarov est ambassadeur d’Ukraine au Sénégal depuis 2021. Ancien responsable de la zone Afrique et Moyen-Orient au ministère ukrainien des Affaires étrangères, il explique : “Nous avons été déçus par le manque de courage de certains pays que nous pensions alliés. Il nous paraît toujours inconcevable que des pays ne condamnent pas ces agissements, au moins sur le plan moral. Ne pas réagir revient à encourager la Russie à commettre de nouveaux crimes.”
Selon lui, actuellement, “l’Ukraine est en train de rattraper le temps perdu en Afrique”. Pour y parvenir, Kiev compte disposer de 20 ambassades sur le continent. La Russie, elle, en a une quarantaine, chiffre Le Point. Un développement qui n’empêche pas le renforcement des liens existants. Ainsi, un ambassadeur permanent et un conseiller économique nommés en Côte d’Ivoire d’ici à la fin de 2024.
Des céréales contre du cacao et du caoutchouc
Au-delà de la diplomatie, l’objectif visé est l’intensification des échanges économiques avec les pays africains. L’Ukraine dispose, en effet, d’une certaine expérience en matière commerciale en Afrique. L’économie ukrainienne repose pour beaucoup sur le marché extérieur grâce à des matières premières produites massivement telles que les céréales, les huiles animales et végétales ou encore les métaux ferreux. Ainsi, l’an dernier, la Banque mondiale chiffrait la part des exportations ukrainiennes à plus de 28 % de son PIB. Et ce malgré le conflit avec la Russie.
De nombreux pays africains sont très demandeurs de ces denrées. Et ce, d’autant que les leurs habitants ont souffert de la flambée des prix au cours depuis deux ans. Le ciblage des infrastructures portuaires et le blocus en mer Noire par la Russie depuis le début du conflit pèse dans la balance. Avant le début du conflit, le commerce bilatéral entre l’Ukraine et la Côte d’Ivoire bénéficiait d’une balance commerciale relativement équilibrée. L’Ukraine importait, notamment, du cacao et du caoutchouc. Mais entre 2021 et 2022, les exportations vers ce pays d’Afrique de l’Ouest s’étaient dégradées. Elles avaient chuté de 99 à 17 millions de dollars (USD). Un manque à gagner fortement préjudiciable dans une économie de guerre où chaque revenu compte.
Encourager l’implantation d’entreprises
Selon Yurii Pyvovarov, 2023 a été meilleure. “Les échanges commerciaux entre nos deux pays ont augmenté de 46 % pour atteindre 114 millions de dollars”, confirme-t-il. Une hausse expliquée par la réouverture de corridors pour exporter les productions, notamment depuis le port d’Odessa en mer Noire. Mais des experts relativisent cette évolution. Déjà parce que les ports restent menacés par la Russie. Ensuite parce que les stocks non écoulés durant le blocus ont participé à l’ampleur de ce rebond. Si bien que l’activité commerciale pourrait ralentir.
Mais pour le moment, Kiev vise un objectif de 200 millions de dollars d’échanges avec la Côte d’Ivoire en 2024. Pour y parvenir, elle pourrait encourager l’implantation de sociétés dans la sous-région, comme l’a fait la Russie. Selon le diplomate, la tech, l’agro-industrie et le secteur pharmaceutique sont trois secteurs clés dans lesquels l’Ukraine pour se lancer en Afrique.
Une expertise militaire
Yurii Pyvovarov n’exclut pas non plus le développement de coopérations basées sur la sécurité, comme le fait Moscou. Un “certain nombre de pays africains ont déjà exprimé un intérêt pour notre expérience de la guerre”, ajoute le diplomate. Il pourrait s’agir de former des spécialistes, de développer des partenariats dans le cadre de production d’armements, etc. Marquée par une décennie de conflit, l’armée ukrainienne est l’une des plus avancées en termes d’expertise militaire.
Enfin, le rapprochement avec les pays d’Afrique répond à une nécessité bien différente : la multiplication des partenaires à l’heure où certaines opinions se montrent hostiles au soutien apporté à Kiev.