Durant les années 1960, la « reine du Gospel », Mahalia Jackson, a accédé à une nouvelle dimension. En première ligne du combat des Droits civiques porté en particulier par Martin Luther King Jr, elle est accueillie plus que jamais à bras ouverts.

Quatrième volet (4/4) de la série Mahalia Jackson et la France

Après s’être rendue en France en 1952, la chanteuse de Gospel Mahalia Jackson a accompagné, avec une fidélité jamais démentie, les combats des Droits Civiques aux Etats-Unis. Amie proche du pasteur Martin Luther King Jr, elle apporte une aide musicale, financière, médiatique aux militants noirs et met en pratique, dans l’actualité américaine, ce qu’elle chante. Elle contribue à la réalisation d’une grande espérance, celle de la fin de la ségrégation scolaire, sociale, spatiale aux Etats-Unis. C’est elle qui chante, juste avant le discours de Martin Luther King Jr à Washington, le 28 août 1963, devant le Lincoln Memorial. Et lorsque le Dr King, qui lui succède au micro, paraît dériver vers un registre trop convenu, c’est elle qui l’interpelle, et lui crie : « Tell them about the dream, Martin ! » (Parle-leur du rêve, Martin!). Il ne reste alors que six minutes de discours disponibles pour le prédicateur.

C’est après avoir été ainsi apostrophé que Martin Luther King Jr, se détachant de ses notes à l’invitation de son amie Mahalia Jackson, se lança dans sa célébrissime exhortation « Je fais un rêve », « I have a dream »[1]. Cette portion de discours, non écrite à l’avance, est restée dans l’histoire comme l’un des plus grands plaidoyers pour la fraternité. C’est encore Mahalia Jackson qui chante aux funérailles du pasteur, assassiné le 4 avril 1968 à Memphis. Nathalie Lacube, dans La Croix, écrit rétrospectivement cet hommage vibrant : « Elle était blanchisseuse à la Nouvelle-Orléans et chantait dans la chorale de son église baptiste où prêchait son père. Devenue la « reine du gospel » par la grâce d’une voix sans égale, elle a été l’amie de Duke Ellington et Martin Luther King, que son chant a accompagné jusqu’à son enterrement ». Elle évoque ensuite l’année 1961, « qu’elle commença en chantant pour l’intronisation du président Kennedy, avant d’aller triompher sur les scènes européennes, et de donner à l’Olympia le 25 février, un concert dont Paris se souvient encore ». 1961 marque en effet sa seconde tournée européenne, neuf ans après la tournée abrégée de 1952, qui l’avait vue se produire salle Pleyel.

C’est cette fois-ci la salle de l’Olympia qui accueille Mahalia Jackson, toujours accompagnée de sa fidèle Midred Falls. Malgré un piano légèrement défaillant, sa voix puissante, chargée d’émotion, fait mouche. La foule lui fait un triomphe, Hugues Panassié, Billy Strayhorn -arrangeur de Duke Ellington-, le jazzman Mezz Mezzrow ne sont pas les derniers à la féliciter. Un mois et demi plus tard, lectrices et lecteurs francophones la retrouvent en couverture de Jazz Magazine (n°69, avril 1961). Puis dans la revue Jazz Hot (n°166, juin 1961), Jean Tronchot observe, au sujet de son concert à l’Olympia : « Ici, le terme de « message », si galvaudé ces dernières années, prend tout son sens : Mahalia se veut apôtre avant d’être artiste ». Son nom, désormais, n’évoque plus seulement le Gospel et les Spirituals : on la reconnaît pour apôtre ou ambassadrice du combat alors mené, outre-Atlantique, pour l’égalité des droits entre les noirs et les blancs.

Il faut attendre 1968 pour que le public français puisse à nouveau écouter sa voix sans pareille. L’attente est longue, mais en valait la peine. Au 9e festival d’Antibes / Juan les pins, le 25 juillet 1968, Mahalia Jackson gratifie ses auditeurs d’un concert exceptionnel de près de trois heures, qui reste dans les annales.  Elle est fidèle à son répertoire centré sur la musique Gospel, dont les paroles sont traversées de part en part par le réfentiel biblique. Elle chante notamment le classique The Lord will make a way somehow (Dieu ouvrira un chemin), qui renvoie non seulement à la geste biblique de la sortie d’Egypte, mais aussi à la fin de l’esclavage puis à la conquête des droits civiques. Elle sait plus que jamais exprimer une gamme d’émotion qui fait rimer joie et foi, sans mièvrerie ni artifice. C’est ce qu’exprimera très bien, des années plus tard,  le musicologue Christian Goubault (1938-2008) : « La joie profane peut aussi animer la foi religieuse. l’un des meilleurs exemples est le ‘Gospel’, admirable rencontre du choral des églises réformées d’origine européenne et du rythme ancestral africain qui transfigura une religion. Si les ‘Nego Spirituals’ expriment plutôt la profondeur de la souffrance humaine, la musique des Gospels est très souvent joyeuse et très rythmée. La célèbre chanteuse Mahalia Jackson affirmait que les Gospels, renouant ainsi avec l’Eglise primitive, étaient tout à fait dignes du Psaume 71 de David : « je te louerai au son du luth, je chanterai ta fidélité, mon Dieu, je te célébrerai avec la harpe, Saint d’Israël ! En te célébrant, j’aurai la joie sur les lèvres, la joie dans mon âme que tu as délivrée »[2].

Quelques mois plus tard, la revoici à à Paris à la salle Pleyel, fin juin 1969. Dans les colonnes du quotidien Le Monde, Lucien Malson fait remarquer que la nouvelle génération connaît désormais mieux le répertoire d’Aretha Franklin que celui de la doyenne du Gospel. Il observe qu’ « elle n’éprouve pas le désir de solliciter les désormais communes ressources de l’électronique qui donnent cette couleur sonore que l’oreille contemporaine espère et attend. Mais il faut savoir écouter, reconnaître l’essence par-delà l’accident et percevoir dans l’extatique Didn’it rain (l’une des meilleures interprétations du récital) la source non encore tarie de la musique populaire d’aujourd’hui »[3].

La francophonie protestante, de son côté, lui a-t-elle réservé un accueil à la mesure de son immense talent, bientôt objet d’un biopic sur Netflix[4] ? C’est beaucoup dire. Mais la « vedette » Mahalia Jackson est fort appréciée des protestants français, comme en témoigne cet article de l’hebdomadaire de l’Armée du Salut, En Avant, qui publie un article à l’occasion de la sortie de l’autobiographie de la chanteuse, en septembre 1969. On souligne la foi de Mahalia Jackson, mais aussi son humilité et sa ténacité, face « au problème racial » :

« C’est à l’Eglise baptiste qu’elle commença à chanter. C’est là qu’elle apprit ses fameux « gospelsongs ». C’est là, et ainsi, qu’elle choisit de témoigner de sa foi en Dieu et en Jésus-Christ. Elle a rencontré bon nombre de hautes personnalités. Mais comme elle le dit dans un livre qui retrace sa vie et dans lequel elle aborde le problème racial dont elle a tant souffert, ceux qui l’ont le plus impressionnée sont John F. Kennedy et surtout Martin Luther King. Malgré son succès, l’argent, la gloire, Mahalia Jackson a réussi à rester elle-même. C’est sans doute son plus grand exploit. »[5]

Un encart, aux côtés de l’article de En Avant, ajoute un citation de Mahalia Jackson. Elle reprend le message de non-violence de Martin Luther King Jr à partir d’un ancrage biblique qui conserve son actualité, face à toutes les colères et tentations répressives ou séparatistes : « Celui qui se prétend chrétien n’a pas le droit de se réfugier dans la violence. Les forts en esprit doivent supporter les défauts des faibles. C’est l’enseignement de la Bible ».[6]

 

[1] Garry Dorrien, Breaking White Supremacy, Martin Luther King Jr and the Black Social Gospel, Yale University Press, 2018 p.370.

[2] Christian Goubault, « L’isle joyeuse », Précis analytique des travaux de l’académie des sciences, belles-lettres et arts de Rouen, 1992-93, ed. Lecerf, Rouen, 1995, p.58.

[3] Lucien Malson, « Mahalia Jackson à Pleyel », Le Monde, 28 juin 1969.

[4] Le film Netflix, intitulé Mahalia !, sera produit par Queen Latifah et Jamie Foxx. Jill Scott, chanteuse de jazz et actrice de la série Netflix Black Lighting, prêtera ses traits à la chanteuse.

[5] Alba, « Une grande vedette », hebdo En Avant, 27 septembre 1969, p.8.

[6] Mahalia Jackson, Encart : « pensée », hebdo En Avant, 27 septembre 1969, p.8.