Le télévangéliste et pasteur baptiste Billy Graham a tiré sa révérence dans sa 100e année, le mercredi 21 février 2018. Il a parfois été surnommé chapelain de l’Amérique ou pape protestant[1]. Il a été nommé à 61 reprises parmi les 10 personnes les plus aimées des Américains, selon le sondage Gallup annuel (record absolu). Via de grandes croisades d’évangélisation conduites dans le monde entier, il a prêché en personne devant plus de 210 millions d’individus, dans 185 pays.
Billy Graham s’est rendu en France dès 1946 avec l’organisation Youth For Christ. Cap sur les conversions ! A l’occasion d’un passage à Paris, Billy et son épouse Ruth sont “très surpris d’apprendre que la Bastille avait été détruite quelque 150 ans auparavant” car ils avaient “l’intention de la visiter !”, raconte l’évangéliste, sans craindre le ridicule, dans son autobiographie[2].
À la réunion de décembre 1946 au Foyer de Belleville, on compte à peine quarante personnes. On est très loin des 100.000 auditeurs cumulés qu’il rassembla exactement 40 ans plus tard à Bercy. À Nîmes, l’effectif est le même, lors des deux premières réunions qui s’y tiennent. De petits débuts. Mais des contacts se créent, des rencontres se font, des jalons sont marqués. L’évangéliste américain explicite alors ce qui restera toujours son leitmotiv : la conversion à Jésus-Christ, vecteur de pardon et de vie nouvelle.
Des Suisses, des Belges, des Français au Palais de Chaillot
Quelques années plus tard, Graham est devenu une star aux Etats-Unis. Les protestants d’Europe et de francophonie souhaitent alors l’inviter. Une rencontre préparatoire a lieu en 1954, à la suite d’une « croisade » d’évangélisation de Graham en Angleterre. 2700 pasteurs venus de Suisse, de Belgique et de France viennent l’écouter le 30 juin 1954 au Palais de Chaillot. C’est à ce moment qu’éclate une campagne de presse : on met en cause l’évangéliste pour un propos tenu à Francfort, comparant la France à une “montre dont le ressort est cassé”. Cette agitation médiatique n’empêcha pas la campagne projetée d’avoir lieu en France, un an plus tard. Elle se déploie du 5 au 9 juin 1955, dans le cadre parisien prestigieux du Vel d’Hiv où se déroulent aussi les six jours de Paris cyclistes. Une moyenne de 8000 spectateurs français se pressent chaque soir pour écouter le preacher boy, et 2000 “décisions” se manifestent, suscitant curiosité et multiples commentaires. En France, une seconde campagne a lieu ensuite en France à la Porte de Clignancourt (Paris) puis en région en mai 1963, puis une troisième au Palais omnisports de Bercy, entre le 20 et le 27 septembre 1986.
« Billy plus fort que Johnny »
Ces événements de masse, organisés en vue de conversions à Jésus-Christ, ont secoué l’Europe et la francophonie. En 1955, Hervé Terrane, dans Paris Presse L’intransigeant, ne cache pas son étonnement : “Dix mille personnes se taisaient, vieilles femmes, jeunes gens, soldats de l’U.S. Army, modestes travailleurs, cols durs, salutistes en chapeau cloche ou casquettes, Américains négligés, Anglais sévères, Belges couperosés, Français de province. Cette foule recueillie témoignait d’une ferveur très émouvante ». Lors de la grande campagne suivante, en 1963, cet article de La Nation, du 14 mai 1963, exprime la même fascination devant l’attraction exercée par Graham. Sous le titre « Billy est plus fort que Johnny », on peut lire les commentaires suivants : “Une grande jeune fille, un noir hirsute et crispé, une femme en transes, une bourgeoise en méditation, une vieille en larmes : voilà ce que Billy obtient au mètre carré de public et rien qu’en parlant du Bon Dieu. De quoi faire pâlir Johnny de jalousie ».
Tous les observateurs ne sont pas aussi bienveillants. Dans le quotidien L’Humanité, on stigmatise « l’évangélisateur atomique » Billy Graham, qui est pointé comme agent de l’impérialisme américain. Dans un article de juin 1955, André Wurmser affirme: “Si j’étais chrétien et que je rencontre le nommé Billy Graham seulement 5 minutes, il passerait un mauvais quart d’heure” (sic). “Voilà une entreprise étrangère qui ne cache pas ses buts politiques, qui est menée à coup de milliards par un successeur de Barnum, et qui prétend utiliser les sentiments de certains de nos compatriotes à garantir la sécurité des capitalistes américains : n’y a-t-il pas de quoi éprouver des démangeaisons dans la pointe des pieds?” On rejoint ici ce qu’affirme Roland Barthes dans Mythologies, où l’écrivain français voit dans la campagne du Vel d’Hiv un « épisode maccarthyste » encouragé par Eisenhower, rien de moins !
Le débat Karl Barth / Billy Graham
En 1986, L’Humanité titre encore sur “Billy Graham : un intégriste pour l’exportation », mais le ton se fait moins moqueur. La presse francophone d’Europe s’est familiarisée avec le style du prédicateur, dont l’endurance et l’irénisme impressionnent. La même évolution s’observe en Belgique (campagne Graham en 1974 à Bruxelles) et en Suisse (campagnes à Zürich et Genève en 1955, Berne Zürich, Bâle, Lausanne 1960). Après des réactions de crainte et de mépris, le ton, peu à peu, s’adoucit. Avec des questions persistantes sur le prosélytisme. Est-il bien raisonnable d’appeler les Européens à la conversion chrétienne, à l’heure de la société de consommation et du sécularisme généralisé ? Beaucoup de protestants francophones eux-mêmes se sont interrogés, à l’image du théologien helvétique Karl Barth, qui rencontra l’évangéliste américain pour en discuter. Cette rencontre se produisit durant l’été 1960, à Montreux (Suisse), sur les hauteurs du lac de Genève. Les deux hommes étaient chacun fort désireux de se comprendre et de s’entendre. Lors d’une longue promenade en montagne, Karl Barth proposa à son homologue d’organiser une campagne d’évangélisation en plein air à Bâle, sa ville natale. Mais il se serait aussitôt excusé par avance de la faible assistance prévisible. Graham lui aurait répondu qu’au contraire, “il y aurait beaucoup de monde et qu’à la fin de la réunion”, il ferait un appel à la « conversion ». Karl Barth répliqua en prévenant Graham que personne ne s’avancerait. La réunion d’évangélisation fut organisée, et plusieurs centaines de personnes s’avancèrent au moment de l’appel, selon Graham (sur 15.000 personnes présentes).
Se retrouvant après la manifestation, Barth et Graham poursuivirent leur échange. Karl Barth aurait alors fait remarquer : “Je suis entièrement d’accord avec votre sermon, mais je n’ai pas apprécié lorsque vous avez dit : il faut naître de nouveau. Pourriez-vous changer ce mot ?” Réponse immédiate de Graham : “non, car il est biblique”. Barth le reconnut, mais demeura sceptique sur la nécessité de l’appel. Dans ce débat, le théologien zurichois Emil Brunner (1889-1966) aurait quant à lui pris parti pour Graham, approuvant aussi bien la technique de l’appel à s’avancer que la formulation employée : “Ne faites pas attention aux remarques de Barth. Utilisez toujours le mot faut dans vos prédications. Il faut que tout homme naisse de nouveau”. Echanges révélateurs de l’étonnement qu’a provoqué Billy Graham en Europe francophone : entre suggestion, proposition, invitation ou injonction, il a fait monter la température et tourner le curseur, avec un seul but : la conversion à Jésus-Christ.
[1] Billy Graham, Tel que je suis, Eternity Publishing House, 1997, p.122.
[2] Sébastien Fath, Billy Graham, pape protestant ? Paris, Albin Michel, 2002.