Installé à Vaux-sur-Seine (Yvelines), le pasteur Karim Arezki porte plusieurs casquettes. Avec d’autres, il a notamment été l’architecte de la création de l’Association des Chrétiens Nord-Africains (1), qu’il préside. Dans cet entretien, il nous en apprend plus sur l’ACNA, un réseau qui contribue à redessiner les contours de la francophonie évangélique postcoloniale.

Pourquoi l’Association des Chrétiens Nord-Africains a-t-elle été fondée en France ?

L’Association des Chrétiens Nord Africains (ACNA) est née formellement en 2005, suite à des rencontres nationales des chrétiens des années 1990 et du début des année 2000. A l’époque, ces rencontres ont été organisées sous l’égide de MENA (Ministère Évangélique parmi les Nord-Africains), c’était MENA (réseau fondé en 1980, ndlr) qui assurait le volet administratif, financier, même si des Nord-Africains portaient un peu le projet. Suite à la rencontre de 2003, un groupe, dont je faisais partie, s’est réuni, en disant : « peut-être serait-ce une bonne chose de créer une association de Nord-Africains, avec une structure juridique et administrative permettant d’organiser ces rencontres ». C’est ainsi que ça a commencé. La création formelle de l’Association des Chrétiens Nord-Africains (ACNA) s’est effectuée en 2005. J’étais le plus jeune de l’équipe, mais les autres partenaires m’ont élu président, alors qu’initialement, bien qu’impliqué, je ne pensais même pas faire partie du bureau.

Comment se sont déployées les activités de l’ACNA ?

La première rencontre de l’ACNA a eu lieu en France en 2007. Nous avons invité le professeur Amar Djaballah, venu du Canada, qui nous a quittés en septembre 2023 (2). Pour le thème de la rencontre, nous avons voulu marquer une rupture par rapport à tout ce qui avait été fait jusqu’alors. Nous avons choisi : « la Bible trésor inestimable ».

Jusque-là on choisissait de traiter des thèmes du type « la foi chrétienne et la culture », « la culture et l’identité ». Tout tournait autour de la culture. Il était temps pour nous de revenir à ce qui est essentiel, et de ne pas nous laisser enfermer dans une approche culturelle. La rencontre a eu lieu à Vichy, dans le complexe omnisport de la ville, pendant une semaine. A l’époque, nous étions environ 300-400 personnes. Des familles complètes venaient à l’événement. Cela a été une bénédiction. C’est lors de cette rencontre qu’il y a eu la création d’un groupe de louange, avec plusieurs artistes, sous la direction de l’ACNA. Ce groupe s’appelait Alléluia North Africa. Les interprètes chantent en berbère (kabyle et chleuh), en arabe et en français. Ils ont sorti un CD et un DVD, et ont effectué des concerts un peu partout. A partir de cette rencontre de 2007, nous avions le sentiment d’un nouveau départ pour les chrétiens nord-africains ici en France. On avait franchi une étape. En fin de compte, cette structure administrative, l’ACNA, très collégiale, a permis de nous affirmer d’une autre manière, et de nous développer.

Primauté des décisions collectives

Habituellement on a peur des structures administratives. Là, le contraire, cela a été un moteur. Pour l’organisation de concerts, de conférences, etc. l’ACNA a fonctionné comme une structure porteuse, par des Nord-africains pour des Nord-africains, qui facilite la tâche aux intéressés. Les choses pouvaient être faites dans les règles, très simplement. Très rapidement, nous avons appris à travailler dans la collégialité. Jusqu’alors, les ministères chrétiens engagés dans les milieux musulmans étaient plutôt des ministères individuels. Il n’y avait pas de supervision ou de coordination. Pas de redevabilité. Très tôt dans notre conseil, nous avons fait valoir la primauté des décisions collectives, accompagnées d’un procès-verbal en bonne et due forme. C’est tout le conseil qui est impliqué, pas simplement les membres du bureau. Nous avons avancé peut-être un peu moins rapidement, mais sommes allés plus loin. Beaucoup nous ont rejoint à cause de notre fonctionnement collégial.

En 2011, notre rencontre nationale, toujours tenue à Vichy, a été organisée sur le thème de la persécution, suite à l’expulsion en 2010 des missionnaires chrétiens du Maroc. Certains sont venus de Suisse, de Belgique, et même des Pays Bas. Nous avons consacré nos réflexions et nos prières à la situation marocaine. Le pasteur Nordine Salmi, de Genève, est intervenu. Pour lui comme pour Amar Djaballah, auparavant, c’était la première fois qu’ils se retrouvaient devant autant de Nord-Africains chrétiens. Un moment très émouvant. Depuis, Nordine Salmi s’est beaucoup impliqué dans la vie de l’ACNA et surtout au niveau de la formation théologique en Afrique du Nord. Une autre rencontre nationale, en 2015, a été l’occasion de fêter nos 10 ans d’existence. Et là nous l’avons fait à Marseille dans l’Église baptiste conduite par le pasteur Jean-Louis Jabin. A l’époque pasteur à l’Église baptiste du Tabernacle, à Paris, j’étais sensible au fait que les œuvres chrétiennes para-ecclésiales s’articulent avec l’Église locale. Par la suite, nous avons privilégié, dans nos rencontres, les partenariats avec les assemblées locales. Ce que nous avons fait à Metz, avec une Église des Assemblées de Dieu (ADD). On n’a plus reproduit la formule de nous mettre à l’écart, comme nous le faisions à Vichy.

Depuis la crise de 2011, la situation au Maroc s’est apaisée, à l’inverse du durcissement de la politique algérienne à l’égard des églises…

Oui, en effet, c’est pourquoi en ce début d’année 2024, suite à la fermeture des églises en Algérie (cf. entretien précédent avec Karim Arezki, ndlr), nous avons invité, dans le cadre de notre convention nationale, le président actuel de l’Église protestante d’Algérie. Cela s’est déroulé à l’Église Évidence, à Montrouge. Nous prions, réfléchissons et agissons, avec l’espoir d’une normalisation prochaine en Algérie sur la question de la liberté de culte.

Comment s’insère l’ACNA au sein du protestantisme français ?

Nous sommes des Nord-Africains, certes, avec un arrière-plan musulman pour la plupart d’entre nous, mais nous vivons dans la réalité du protestantisme évangélique français. Beaucoup d’entre-nous ont aussi la citoyenneté française. Et nous avons tout fait pour nous intégrer totalement dans cette réalité, avec nos spécificités. Nous ne voulons pas évoluer en parallèle, ou en opposition. C’est pourquoi l’ACNA, très rapidement, est devenue membre du Conseil National des Évangéliques de France (CNEF). Nous participons aux différentes pastorales, instances, cercles. Nos membres sont connectés via un groupe WhatsApp et une base de données gérée par email, sur la base d’une cotisation annuelle de 15 euros, qui permet de gérer nos frais de fonctionnement.

Comment estimez-vous que l’apport chrétien arabe et berbère est pris en compte dans les Églises françaises ?

Pendant des années, la branche du CNEF à Lille a été présidée par l’un des nôtres. Mais je dois dire que les membres de l’ACNA font aussi remonter comme info qu’ils sont souvent sollicités seulement pour faire un bon couscous ou un bon nettoyage. Ou parfois, pour de l’évangélisation dans la rue. Mais ils souhaitent aussi enseigner dans un groupe de maison, être valorisés pour leur apport en matière de de partage de la Bible. Il y a une frustration ainsi exprimée, et je crois qu’il faut l’entendre. Elle est exprimée d’une manière douce, pas violente, et il est temps de la prendre en compte, car sinon, elle risque de devenir plus véhémente, avec aussi un risque de séparation. C’est le devoir de l’Église, en France, de servir avec toutes ses composantes. De faire avec sa réalité présente. Je le dis aussi comme responsable d’Église. Nous devons rester vigilants, et servir avec ceux et celles que le Seigneur nous envoie. C’est la condition pour avoir une église crédible. Au sein de l’ACNA, nous avons toujours cherché à faire le pont, à faciliter les choses. On encourage les frères et sœurs à se présenter à leurs responsables.

Faire confiance aux chrétiens d’arrière-plan musulman

Il faut qu’il y ait des efforts des deux côtés. Le cœur, c’est la confiance. Quand on a des frères et sœurs d’arrière-plan musulman, il faut avoir la même attitude qu’avec des frères et sœurs qui viennent des Etats-Unis. Quand des frères viennent des Etats-Unis, au bout de 48H on leur demande de prêcher ! Quand ils viennent du Cameroun, de Côte d’Ivoire ou d’Algérie, il faut attendre au bout de 5-6 ans pour voir s’ils peuvent animer une méditation dans la semaine. Ce n’est pas normal. Nous sommes là pour discerner et encourager les dons de ceux et celles que Dieu appelle à servir. Quand il y a un regard condescendant, pas honnête, sur nos frères et sœurs qui viennent d’ailleurs, nous devons veiller à le transformer. Il faut faire confiance. Au sein de l’ACNA, parmi les gens qui nous suivent, il y a des pères de famille, des jeunes, des femmes, des mères, des mères seules, toutes sortes de parcours, et on essaie de les accompagner comme on peut. Ces frères et sœurs expriment une soif de communion qui dépasse la normale. Ils souffrent. Cela s’explique par le fait qu’en quittant l’islam, ils ont quitté tout un environnement familial et communautaire. En rejoignant le christianisme, ils veulent trouver plus qu’un culte. Ils souhaitent avoir des amis, rencontrer des frères et des sœurs avec lesquels ils peuvent manger, sortir, échanger. Ils ont une vraie soif de la connaissance de Dieu, et cela passe aussi par la communauté. Cette soif peut parfois nous mettre en difficulté en tant que pasteur. Nous faisons face aussi à des situations socialement modestes aussi, avec des gens qui n’ont pas forcément besoin d’être aidés, mais qui sont en demande d’être accompagné, orienté.

Face à ces attentes, internet constitue-t-il une ressource ?

Oui, absolument. Dans le cadre de l’ACNA, nous avons mis en place des rencontres fraternelles en ligne, tous les mois. Celles et ceux qui veulent se connectent. Ces rencontres ont beaucoup de succès. C’est un moment d’échange, de méditation, de prière. Nous partageons des nouvelles, en donnant la liberté à qui veut prendre la parole. Et ça marche. On a développé cette formule depuis le COVID. On pensait arrêter après, mais il y a une forte demande. Ces réunions durent en principe de 20h30 jusqu’à 22h30, mais ceux qui veulent rester en ligne après 22h30 peuvent poursuivre. Ils restent et discutent, apportent une tisane devant leur écran, et échangent. Ces réunions ont lieu le vendredi soir. C’est logique, car on se trouve en fin de semaine, ce qui permet de faire le point. On a veillé à ne pas être trop nombreux, pour conserver une capacité d’échange avec toutes et tous. La fréquentation est comprise entre vingt et trente-cinq personnes, qui représentent autant de foyers. Souvent, ce ne sont pas les mêmes personnes. La fréquentation change d’un mois à l’autre. Cela se passe d’une manière harmonieuse, naturelle, sans sélection ; Si jamais nous sommes trop nombreux à être connectés, on divise par groupes.

Nous avons aussi une chaîne YouTube, à mettre à jour, mais nous n’avons plus, pour l’instant, de site internet. Pour finir, le web facilite aussi les contacts avec l’autre rive de la Méditerranée, notamment en situation d’urgence. Ainsi, l’ACNA s’est mobilisé quand il y a eu le tremblement de terre au Maroc, pour envoyer des dons. Nous avons fait de même lorsqu’il y a eu les grands incendies en Algérie. On a organisé une collecte, on a repéré les bons interlocuteurs sur le terrain pour leur apporter notre aide. L’ACNA est un outil de communion, mais aussi de solidarité.

(1) L’ACNA dispose notamment d’une chaine vidéo YouTube, du nom de @associationacna4948. Pour toute information, écrire à association.acna@gmail.com

(2) Voir le portait d’Amar Djaballah, « Lever les barrières, le legs d’Amar Djaballah (1951-2023) », Fil-info Francophonie, Regardsprotestants (online le 11 octobre 2023)

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