Le professeur Mushila Nyamankank est une autorité morale pour l’Université Protestante au Congo (1). Ce professeur émérite a enseigné des milliers d’étudiants en théologie, langues bibliques et sciences des religions, et dirigé 14 thèses doctorales. Cet homme de confession baptiste, proche des mennonites, est consultant permanent à la Missionsakademie de l’Université de Hambourg depuis 1980. Germaniste, aujourd’hui à la retraite, il connaît également la France (il apprécie les travaux de Jean-Paul Willaime, EPHE).

Après votre longue carrière académique, quels sont vos projets aujourd’hui ?

Je travaille actuellement sur le projet d’un Centre de recherche pluridisciplinaires basé à Kipuku. Ce que j’envisage, ce sont des recherches à mener sur les cinq domaines qui recouvrent les besoins fondamentaux de l’être humain, à savoir la nourriture, l’habitat (écosystèmes), la santé, l’éducation, la spiritualité. C’est un projet chrétien, protestant, œcuménique, en dialogue avec des géographes, des médecins, etc. L’Encyclique Laudato Si du pape François sur la « sauvegarde de la maison commune », que je cite dans le descriptif de ce projet, est une inspiration pour nous.

D’où vous vient cette sensibilité au dialogue des disciplines et des Eglises ?

Je l’ai développé tout au long de ma formation académique. Jusqu’en 1986, la faculté de théologie à Kinshasa (UPC) n’avait que cinq départements. J’ai été dans l’obligation que le cours portant sur la mission et les sciences des religions soit isolé des cinq autres départements, afin que cela devienne tout un département. Au lieu de se limiter à quelques cours dispensés sur les cinq départements, nous avons développé des cours propres à la science de la mission. Et parce que nous avons dû parler de l’œcuménisme, cela m’a poussé à entrer davantage en contact avec d’autres familles chrétiennes, l’Eglise catholique romaine en particulier. Les facultés catholiques du Congo jouent un rôle important. J’ai pu travailler avec nos amis catholiques de la Faculté de théologie. Je l’ai fait aussi lors de mon séjour académique à Hambourg. Ces échanges avec les catholiques, dans le cadre de l’interdisciplinarité, ont été fructueux. J’ai notamment pu enseigner comme professeur visiteur au Grand séminaire Jean XXIII à Kinshasa de 1992 à 2010.

Qu’est-ce qui est, pour vous, le plus important dans l’identité protestante ?

Le mot protestant vient de la Diète de Spire et de la protestation de ceux qui entendaient défendre leur foi réformée face à Charles Quint. Ils ont maintenu leur foi. C’est un sous-bassement. Ensuite, le Soli Deo Gloria. A Dieu seul la gloire, ce qui permet de résister à l’autoritarisme des structures. Les principes de Sola Gratia (seule la grâce), du Sola Scriptura, et de l’universalité du sacerdoce, sont également fondateurs de l’approche protestante de la foi chrétienne. Je crois beaucoup en l’autonomie des communautés. C’est peut-être mon côté baptiste. Les chrétiens doivent pouvoir se prendre en charge, y compris par l’autofinancement. Ces trois principes me sont très chers et sont stratégiques pour le Congo RDC : KUDI ALA (autonomie dans le gestion), KUDI FUTA (autonomie dans les finances), KUDI MWANGISA (autonomie dans l’expansion de l’Eglise).

Vous êtes très attentifs à l’articulation de la foi et de l’action sociale. Pouvez-vous nous en dire plus ?

La foi chrétienne développe une verticalité sanctifiante, par l’intervention du Dieu Tout Puissant dans la vie du croyant. C’est la transcendance, le Soli Deo Gloria de la Réforme protestante. Mais elle développe aussi une horizontalité de l’engagement dans la société. Les deux sont indissociables. J’ai beaucoup étudié l’Épître de Jacques, notamment ce passage de Jacques 1 : 9-11, où il est question de renverser les rapports asymétriques qu’entretiennent les pauvres et les riches. Pour la société congolaise, cette exhortation de Jacques, que j’ai qualifié de « penseur social indésirable », est très importante (2). La pensée de l’Evangile est appelée à nourrir une « révolution des valeurs » qui met au centre la dignité de chacun, au lieu de l’exploitation du faible par le fort. La restructuration des institutions économiques, politiques et idéologiques passe par ces principes évangéliques de justice.

J’insiste sur le fait qu’il ne suffit pas de critiquer des institutions. Il faut commencer par se transformer soi-même, et là le message de Jésus-Christ est une force incomparable. La pauvreté économique est liée à des structures injustes, mais elle est liée aussi à ce que j’appelle la pauvreté relationnelle, qui oublie que nous sommes frères et soeurs et enfants du même Dieu. L’Evangile invite d’abord à éradiquer la pauvreté relationnelle. C’est une ressource majeure pour cela. Par une transformation de chacun, et du lien qui nous unit. C’est ce changement intérieur et relationnel qui nourrit ensuite les attitudes sociales émancipatrices qui permettent d’améliorer et d’assainir les structures.

Comment voyez vous les enjeux de la francophonie protestante congolaise ?

On se situe dans un contexte où on cherche davantage à définir son identité. Beaucoup de gens disent : « on a connu un impérialisme venu d’ailleurs, on ne veut plus de ca, on veut retrouver les nôtres ». C’est vrai sur le plan chrétien, et protestant. Il y a deux écueils à éviter. Maintenir telles quelles les structures anciennes venues d’Europe n’est pas une solution, mais vouloir s’en débarrasser en invoquant des traditions purement africaines (l’Egypte ancienne etc.) est illusoire aussi. Ce qui se passe, c’est que nous avons des structures, certes venues d’ailleurs, mais qui sont en place, et qui sont profondément devenues les nôtres. La langue française fait partie de cette réappropriation. A partir de cette praxis congolaise, nous pouvons développer de manière tout à fait endogène ce qui est nôtre. Nous prenons des éléments positifs de nos traditions propres, et de ce qui est venu d’ailleurs.

Dans cette synthèse congolaise, j’insiste pour terminer sur le rôle des femmes. Dans mon approche théologique de Marie, j’ai été amené à réévaluer son rôle, que les protestants rabaissent parfois trop. La figure biblique de Marie a du poids. Ce n’est pas une déesse, mais sa piété de femme est un exemple. Dans ce pays, beaucoup de femmes ont des responsabilités, y compris politiques. Dans mon union d’Eglises (la CEBIE), elles ont des postes en vue. Dans la prise en charge de la souffrance humaine ici au Congo, elles sont à écouter.

(1) Voir « Emeritat du professeur Mushila Nyamankank, l’homme d’Itunda, sa personne et son oeuvre », actes des journées scientifiques organisées les 18-20 novembre 2010″, Revue Congolaise de Théologie Protestante, n°22, 2010 (218p).

(2) N.Mushila, Credo 2, Ebauche de pensée sociale, Kinshasa, Media Paul, 2014, p.15.