Avec Jérémy Jammes, Pascal Bourdeaux (EPHE) vient de coordonner une monumentale étude, en Français, sur les nouvelles réalités protestantes en Asie du Sud-Est, aire marquée par l’impact croissant de l’évangélisme et des pentecôtismes. Il nous fait découvrir les axes forts de cette recherche collective.
Pourriez-vous vous présenter ?
Je suis maître de conférences de l’École Pratique des Hautes Études depuis 2007 où j’enseigne les religions de l’Asie du Sud-Est. De 2012 à 2015, j’ai été le représentant de l’École française d’Extrême-Orient à Hô Chi Minh Ville (ex-Saigon) pour y initier un programme d’étude des transformations socioculturelles et environnementales du Sud Vietnam. Depuis mon retour à Paris, j’ai rouvert les dossiers que j’avais laissés en suspens, notamment ceux concernant l’étude de l’histoire du protestantisme en Asie du Sud-Est. C’est dans ce cadre que j’ai finalisé la publication d’une étude collective coordonnée avec mon ami Jérémy Jammes (ethnologue et enseignant-chercheur à l’Université de Brunei) et intitulée « Chrétiens évangéliques en Asie du Sud-Est. Expériences locales d’une ferveur conquérante » (1).
Quel est l’objectif de cet ouvrage collectif ?
Alors qu’on parle depuis longtemps d’églises charismatiques, de conversions massives au néo-pentecôtisme, de théologie de la prospérité au sein de nos sociétés occidentales post-séculières mais aussi en Amérique latine ou en Afrique, rien de tel n’est dit à propos du continent asiatique qui est pourtant devenu le premier en nombre de fidèles protestants évangéliques. Mieux, tout porterait à croire que l’Asie du Sud-Est vit à l’écart de cette ferveur mondialisée. Or cette région, d’une superficie et d’une population proches, rappelons-le, de celles de l’Europe, est traversée par des dynamiques religieuses identiques ou, du moins, comparables. Caractériser la nature et les spécificités de cette ferveur évangélique exigeait cependant de pouvoir resituer cette dernière dans les soubassements culturels et religieux des sociétés considérées. Nous avons donc construit notre projet en questionnant les grands paradigmes du protestantisme contemporain vus au prisme des études asiatiques. Telle est l’ambition de l’introduction. Puis les 12 études de cas qui composent le cœur de l’ouvrage ont été ordonnées autour de trois grands axes. D’abord, souligner les interactions qui se jouent entre les logiques externes et intra-asiatiques de la missiologie. Ensuite, illustrer la réceptivité de sociétés se différenciant par leurs substrats ethno-religieux propres. Enfin, on a cherché à analyser la gestion étatique du religieux par des régimes politiques aux évolutions également distinctes. Nous avons souhaité que cette somme puisse être discutée par des spécialistes étudiant le protestantisme évangélique en d’autres lieux. Les 3 articles qui constituent la postface permettent d’initier cette réflexion sur les spécificités régionales de l’inculturation et sur les convergences de fond.
Quelle est la part de la francophonie protestante dans ce vaste espace ?
La francophonie protestante est liée très singulièrement à l’histoire coloniale de la France dans cette partie du globe, contrairement à ce qu’a pu connaître l’Afrique par exemple. Cette histoire reste encore à écrire. J’y vois deux raisons essentielles: la première tient à l’histoire religieuse de la France métropolitaine et, partant, d’une histoire missionnaire exclusivement catholique. Et ce que l’on pourrait dénommer le protestantisme colonial n’a pas encore bénéficié de toute l’attention qu’il mérite.
La seconde provient de la coexistence en Asie du Sud-Est d’autres empires coloniaux de tradition protestante et d’une captation de l’histoire religieuse par les sociétés d’évangélisation anglo-saxonnes issues du second réveil qui ne tiennent pas compte d’une présence luthéro-réformée, encore moins d’expression francophone. Cette présence est extrêmement modeste certes, certains diront anecdotique, mais elle est réelle et elle a su exprimer ses sensibilités théologiques, culturelles voire politiques propres. Une courte étude que je viens de publier sur l’histoire du temple protestant de Saigon (fondé en 1902) rappelle, par exemple, cette antériorité et surtout la position centrale que le protestantisme français a tenu tout au long de la décolonisation du Viêt Nam et, plus généralement de l’Asie du Sud-Est.
Pour ce qui est de la situation actuelle, la part de la francophonie protestante proprement dite est très réduite. Elle s’exprime au travers des actions socio-éducatives, caritatives, missionnaires de quelques dénominations (Assemblées de Dieu, églises baptistes, mennonites) ou encore par l’action que les communautés sud-est asiatiques installées dans les pays francophones engagent auprès des coreligionnaire de leur pays d’origine (Vietnam, Laos Cambodge). Enfin, il me semble que les églises protestantes francophones jouent un rôle d’information important en se montrant attentives aux questions des libertés fondamentales y compris dans cette région du monde. Mais tout ceci reste à étoffer.
Quelles sont les principales raisons de l’essor du protestantisme dans l’Asie du Sud-Est ?
Il est difficile de donner une réponse satisfaisante à une question aussi vaste. Mais si je devais tirer quelques enseignement de ma propre expérience et de la lecture de l’ouvrage récemment publié, je dirais que l’on trouve à la fois des causes identiques à ce que l’on peut voir ailleurs dans le monde, à savoir les effets ambivalents de la mondialisation et de l’utilisation des nouvelles technologies de la communication de masse, les espoirs en la théologie de la prospérité, les attentes d’un lien communautaire plus resserré, etc. Mais il y a naturellement des raisons qui tiennent aux situations locales, qu’elles soient d’ordre historique (constructions récentes d’États-Nations pluriethniques), politiques (réactions ou accommodements à des politiques religieuses plus ou moins autoritaires), économiques (transformations des écosystèmes par leur insertion dans les marchés mondiaux). J’insisterai aussi sur trois aspects que l’on ne perçoit pas toujours à leur juste valeur: les dynamiques intra-asiatiques de la conversion; les initiatives cherchant à promouvoir une missiologie asiatique; les effets enfin des mobilités transnationales et inter-continentales.
Quelles pistes de recherche verriez-vous dans le domaine de la francophonie protestante sud-est asiatique ?
L’historien que je suis insistera sur l’importance de recueillir des témoignages et de permettre aux acteurs, qui ont parfois œuvré pour le compte de sociétés missionnaires étrangères, de contribuer à l’écriture d’une histoire du protestantisme, a fortiori français, en Asie du Sud-Est. Un travail plus général sur l’histoire du protestantisme colonial ou d’époque coloniale me semble aussi nécessaire pour commencer à penser cette question sous l’angle d’une histoire connectée où l’Asie du Sud-Est. L’étude des communautés protestantes transnationales sud-est asiatiques me semblent aussi très intéressantes à étudier sous un angle plus socio-anthropologique. Je conclurai en disant que la francophonie protestante me semble dépasser le seul cadre de l’étude de la pratique et de la croyance religieuses, elle ouvre aussi sur une autre façon de penser les interactions culturelles et les sensibilités théologiques en tant qu’elles peuvent être exprimées simultanément en français et à travers les langues et écritures d’origines, asiatiques en l’occurrence.
(1) Pascal Bourdeaux et Jérémy Jammes, Chrétiens évangéliques d’Asie du Sud-Est, expériences locales d’une ferveur conquérante, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2016 (392p)