I l est né et a vécu ses premières années à Gardon, une section de l’arrondissement de Gros Morne, une ville du nord d’Haïti. Ensuite ses parents ont décidé de s’installer au centre-ville. « J’étais dans une école protestante. Après, j’ai voulu entrer dans un “lycée” : chez nous, il s’agit d’un établissement public, à partir de la seconde. » C’est au lycée que Lissage – le sage, en créole – a commencé à s’orienter. « Je souhaitais m’engager dans les sciences administratives. » Il rejoint alors Port-au-Prince, la capitale, pour suivre des études universitaires. Il entre à l’université d’État d’Haïti : « C’est la meilleure et il n’est pas facile d’y entrer ! », précise-t-il. Au bout de 3 ans, il passe sa licence. E n France , il continue en « Administration publique », prolongement de ses études en Haïti. Aujourd’hui, l ’étudiant est en master 2 et a voulu bifurquer vers les sciences politiques. Il suit un cursus « Expertise du politique et action publique » à l’Université Côte d’Azur – Faculté de droit et science politique. Lissage a 29 ans… et il est célibataire, dit-il. Entre les lignes, on comprend que c’est un peu surprenant à son âge, mais que c’est parfois le lot des intellectuels en exil !

La « caisse »

Beau parcours pour un jeune dont les parents sont de simples agriculteurs et commerçants. « Mon père a été scolarisé pendant 5 ou 6 ans. Il lit la Bible. Ma mère a commencé à lire à 45-50 ans ! Mon père avait aussi d’autres fonctions, il était chef de section communale. Mais pour le dire simplement, ce sont des paysans. » Lissage vient d’une région très pauvre. Il poursuit son récit : « Quand je suis arrivé en France, j’ai constaté à quel point la situation était difficile chez nous. » La différence de niveau de vie entre Haïti et l’Hexagone est un choc que beaucoup de ces étudiants expriment. « J’ai alors mobilisé un autre étudiant, Mathaus, car j’avais un projet en tête. En 2018, en France donc, nous avons décidé de mettre sur pied une institution et nous l’avons appelée : “Groupe Z – Caisse solidaire pour la prospérité de l’être haïtien”. »

Pour eux, il s’agit de permettre à des personnes très démunies d’obtenir un crédit ou un don afin d’améliorer leurs conditions de vie. « Notre logique : nous préférons montrer aux gens comment s’en sortir que de les aider financièrement. Nous offrons un accès au crédit, mais nous délivrons aussi des formations. » Aujourd’hui, l’organisme (avec un CA et une direction qui emploie 5 personnes) gère 1 200 bénéficiaires. Et les demandes continuent d’affluer. « Mon objectif, explique Lissage, est d’implanter notre action dans d’autres villes touchées par la grande pauvreté. » Je lui objecte qu’il existe déjà bien des organismes de microcrédit… alors, pourquoi créer celui-ci ? « J’ai constaté, répond Lissage sans se démonter, que ce qui existe remplit rarement sa mission. Nous observons sur le terrain que les conditions de vie de la population ne sont pas meilleures. Pourquoi ? La gestion, l’absence de bonne foi… » D’intégrité, veut-il dire ? « Oui, quand tu vois qu’un directeur modeste, qui n’avait pas de maison quand il est entré dans l’association, se retrouve riche… Alors beaucoup veulent entrer dans ces organismes, bien sûr ! Ce que nous avons fait, nous pouvons en être fiers. Nous voulons présenter une autre image et donner un espoir à ce pays. Espoir, avenir : ces mots doivent pouvoir revenir dans l’imaginaire des Haïtiens. »

Une ambition politique

Au-delà de « la caisse », c’est tout un projet d’engagement politique au service de son pays qui se pro file pour Lissage. « En tant que citoyen, je n’avais pas envie de servir mon pays sur le plan politique, mais en tant que chrétien, c’est un devoir pour moi ! Par rapport à son actualité, au désespoir qui y règne… J’en suis sorti, mais je pense à ceux qui n’en sortent pas. Je veux apporter ma participation au renouveau de ce pays. » Lissage parle de vision politique et de perspective stratégique, mais ne souhaite pas être plus précis pour l’instant. Il est trop tôt pour en parler. « Comment déplacer les pions ? Avec qui ? Quand ? Cela se définira au bon moment ! »

Pas sans Jésus !

Ce jeune chrétien a grandi dans le milieu de l ’Armée du Salut. « L’Armée du Salut m’a aidé et m’a donné ma formation religieuse ». Puis à partir de 2009, il a fréquenté l’Église de Dieu apostolique, « une Église qui veut incarner les valeurs de l’Église primitive ». Il s’agit d’une mission créée par un pasteur haïtien dans les années 50, qui a essaimé un peu partout sur le territoire haïtien. Aujourd’hui, comment la vit-il, cette dimension spirituelle ? « Elle est importante pour moi. Si elle s’échappait, je pense que je n’aurais plus envie de faire de la politique. C’est la foi en Jésus qui m’anime. Je sais que je suis sauvé par sa grâce, et cela m’ importe si je meurs en politique… »

Pourtant, la vie spirituelle en France se présente parfois de façon bien différente. Lissage revient un peu en arrière : « Lorsque j’étais à Aix-en-Provence, même si je ne venais pas régulièrement au culte, j’ai rencontré le pasteur dans des entretiens. J’ai nourri ma foi comme ça. Quand tu es chrétien, que tu es sauvé, tu es appelé à ne pas faire n’importe quoi, où que tu sois. À Nice, je prie pour garder ce lien avec Jésus. J’écoute beaucoup d’enseignements, de prêches sur YouTube. Je prie, je chante… » Je rappelle à Lissage qu’il existe de nombreuses Églises à Nice ! Il reconnaît qu’il est resté un peu solitaire, mais pense que tout sera plus simple après le passage de la pandémie…

Bien en France

Je demande au futur stratège comment il perçoit les Français et ce qui l’a surpris dans notre pays. Sans hésitation, il pointe deux aspects : « Positivement, j’ai découvert la mentalité “ ferme” des Français : quand tu as une responsabilité, que tu dois accomplir quelque chose, tu le fais. En Haïti, c’est plus rare. Notamment avec les responsables des universités, les professeurs. Négativement, ce serait la morale. Ici, c’est permissif. Chez nous, on est beaucoup plus restrictifs ! »

Pas de malaise, pourtant. Lissage conclut : « Je ne me sens pas dépaysé. Les valeurs chrétiennes que j’ai me permettent de me sentir bien, même sans ma famille. J’ai rencontré en France des gens formidables, et je garde le lien avec eux. Je ne me sens pas à l’écart, j’ai intégré la société française. Si je restais ici, je ne me sentirais pas étranger. »