Portrait n°6 de notre série de l’été : chaque semaine, des portraits de femmes africaines qui ont marqué leur pays. Douze « amazones du Seigneur ».
Catholique, Protestant, Orthodoxe ? Ces étiquettes confessionnelles ont largement été forgées par rapport à l’histoire européenne. Mais les « nouveaux christianismes en Afrique »[1] comptent aussi bien des Églises natives et des mouvements inspirés du christianisme, qui ne rentrent pas dans les cases forgées par les théologiens ou historiens d’Europe. Le Christianisme Céleste, le Harrisme, le Kimbanguisme en sont des exemples. Les Églises Dehima, nées en Côte d’Ivoire, relèvent aussi de cette catégorie. Ces dernières ont la particularité d’avoir été fondées exclusivement par une femme, la prophétesse Marie Lalou, appelée aussi Bagué Honoyo.
Née en 1915 dans le canton rural de Goboué (basse Côte d’Ivoire), baptisée par un missionnaire protestant, Marie Lalou / Bagué Honoyo se marie à 22 ans mais refuse le jeu conjugal. Son premier mari tombe alors malade, puis décède. Elle doit épouser le frère du défunt, selon la coutume, mais celui-ci décède également. Marie, pointée du doigt, quitte alors le village, retourne chez ses parents, et commence à prêcher. Inspirée par des esprits divins, elle s’isole durant plusieurs mois, se nourrissant de racines. Elle reçoit visions, rêves, et… visiteurs. Ses enseignements attirent des fidèles. Bientôt, une première Église s’établit autour de sa prédication. Le milieu social est celui des petits travailleurs pauvres, des relégués, des dominés, qui trouvent dans l’offre spirituelle proposée par Marie une alternative aux systèmes sorcellaires traditionnels, mais aussi au christianisme classique des missionnaires, assimilé à la religion du colonisateur blanc. La jeune-femme, qui décide de rester célibataire, se concentre entièrement sur la spiritualité. Elle s’engage dans la voie de la « cause des prophètes »[2], qui rompt le consensus culturel local autour des fétiches et de la tradition pour promouvoir une option différente, originale, « inspirée ».
Une réponse africaine au crépuscule de la colonisation
Elle élabore en quelques mois un système religieux africain qui intègre christianisme et cosmogonie locale, saints africains, pratiques ascétiques, chants révélés, rites de protection (à base de cendre, de coquille d’escargot, de terre et d’eau), et lutte contre la sorcellerie. Ainsi naît l’Église Dehima : en langue godié, l’ethnie de Bagué Honoyo, DE signifie la bonne parole, HI veut dire « venue », et le suffixe MA signifie « chez nous ». Dehima, ou « la Parole de Dieu est avec nous ». Contrairement au mouvement harriste qui lui préexiste en Côte d’Ivoire, la foi Dehima n’emprunte rien au christianisme des missionnaires, mais elle s’appuie sur des réinterprétations en langue locale et en langue française. Un Credo en 16 points, élaboré par la prophétesse, commence à circuler, avec notamment cette troisième affirmation (orthographe originale respectée) : « La Religion DÉHIMA fondée par Bague HONOYO est pour sauver le monde du péché abandonner les fétiches pour ne pas adorer les génies voila la Raison par laquelle est créée »[3]. Dans ce système des croyances, le Jésus des blancs est respecté, mais comme mis à distance. Le signe de Ku-Su, l’arbre mort, évoque plus le palmier que la croix. Le péché originel s’apparente à un crime commis par l’humanité contre la Terre-mère. La cosmogonie Dehima répond au destin tragique des Africains au crépuscule de la colonisation, encore soumis à une forme de vassalité qui les rend d’autant plus vulnérables à la sorcellerie et au fétichisme, présentés comme de fausses réponses.
Une prophétesse convoquée à Abidjan
Cette nouvelle religion ivoirienne, souvent présentée comme une « Église native », comporte de nombreuses variantes liées au choix d’une transmission exclusivement orale, qui laisse la part belle au récit, au rêve, à la vision. Et cela fonctionne ! Les adeptes affluent, tant et si bien que le mouvement Dehima qui se constitue attire l’attention des autorités coloniales. La prophétesse représenterait-elle un risque pour l’ordre public ? Convoquée à Abidjan en 1950 devant la gouverneur français Laurent Péchoux, elle expose sa doctrine et sort renforcée de l’entrevue, perçue comme une épreuve. Mais affaiblie, elle tombe malade et s’éteint un an plus tard dans le village ivoirien de Niambezaria, en 1951, âgée seulement de 36 ans, non sans avoir assuré la transmission et structuré le mouvement, qui lui survivra. Son décès fait l’objet de multiples récits, dont celui-ci : personne n’aurait vu Marie morte. Au matin, sur son lit, il ne reste plus que son foulard, un mouchoir et un chasse-mouches. Des attributs enfouis dans la tombe / mémorial qui conserve son souvenir, et qui est devenue un lieu de pèlerinage.
Après la disparition de la prophétesse, Marie Lalou est relayée par une autre femme, princesse Geniss, puis le mouvement s’est institutionnalisé…. et masculinisé. Les hommes aujourd’hui ont largement pris le dessus dans la direction et l’orientation des Églises Dehima. Le mouvement aurait compté près de 90.000 adeptes dès 1958. En 1974, quand paraissent deux volumes consacrés à ces Églises natives[4], le mouvement compte 400.000 fidèles autour d’une centaine d’évêques (powaba) et d’un millier de prêtres. Le développement s’est poursuivi mais fortement ralenti depuis, confronté à la concurrence des Églises de Réveil qui se sont multipliées en Côte d’Ivoire et dans toute l’Afrique de l’Ouest. La dimension fondamentalement orale est restée -on ne lit pas la Bible, on raconte les histoires inspirées-, ainsi que la lutte anti-sorcellaire, le recrutement populaire, l’accent sur la moralisation par la vérité, les pratiques rituelles et ascétiques…. Avec en trait d’union le respect indéfectible toujours manifesté pour la prophétesse fondatrice, Marie Lalou, dont il n’existe aucune photographie.
[1] Voir Sébastien Fath et Cédric Mayrargue (dir.), « Les nouveaux christianismes en Afrique », dossier thématique de la revue Afrique Contemporaine, n°252, sortie en juin 2015.
[2] Jean-Pierre Dozon, La Cause des Prophètes, Politique et Religion en Afrique Contemporaine, Paris, Seuil, 1995.
[3] Texte cité par Lekpéa Alexis Dea, « Le christianisme occidental à l’épreuve des messianismes indigènes en Côte d’Ivoire coloniale : le harrisme et le Déhima », Religioscope, Etudes et analyses, n° 30, octobre 2013, et Denise Paulme, « Une religion syncrétique en Côte d’Ivoire » Cahiers d’études africaines, vol. 3, n°9, 1962. pp. 5-90.
[4] Jean Girard, DEIMA, Prophètes paysans de l’environnement noir, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1974.