Sexe et salut : ces deux dimensions majeures de l’expérience humaine se coagulent au quotidien dans l’expérience de toute une génération malgache. La société postcoloniale de ce grand pays insulaire est à la croisée des chemins. La jeunesse malagazy bouillonne d’espoirs, de frustrations, de questions, comme l’illustre aujourd’hui l’œuvre musicale naissante du groupe de la rockeuse malgache Kristel[1].
A partir d’un terrain à Tamatave (Toamasina en malgache), sur la côte Est de Madagascar, l’anthropologue américaine Jennifer Cole nous fait découvrir ces horizons d’attente, au travers des options proposées aux jeunes femmes. Croisant histoire sociale, études de genre et sociologie religieuse, elle s’est intéressée au milieu pentecôtiste féminin, en plein essor sur la Grande Île. Elle livre un tableau nuancé, incarné, poignant parfois, des stratégies déployées par les femmes de Tamatave pour ouvrir l’horizon. Claudia, une des jeunes femmes interrogées, le résume par cette formule : être « au top (ambony) »[2]. Loin de tout simplisme, Jennifer Cole évite la facilité qui consisterait à opposer « sexe et salut ». Elle décrit bien, en revanche, deux grandes options proposées, qui se superposent parfois dans les trajectoires individuelles.
La première stratégie des jeunes filles en quête de perspective et d’ascension sociale est l’investissement prioritaire dans le « marché sexuel » et matrimonial. Dans une société marquée par la précarité, la pauvreté et des inégalités considérables, un tel marché est dominé par le Vahaza, c’est-à-dire le blanc, l’étranger. Le Vahaza local dispose d’une aisance économique enviée. En demande d’interaction, il représente, pour les jeunes filles, un partenaire possible, sur trois modes. Le premier est celui du sexe tarifé. Aggravé par la pauvreté, le tourisme sexuel est une réalité prégnante à Madagascar. Et une énorme source de cash. Il pose un rapport de violence symbolique doublé d’une transaction. Il ratifie, mais aussi utilise la domination conditionnelle du Vahaza, sous réserve d’un portefeuille bien garni, sur une partie de la jeunesse malgache. Pour les femmes de Tamatave, entrer dans le marché du sexe tarifé, c’est perdre une « réputation », se mettre en danger, mais c’est aussi gagner beaucoup d’argent, et permettre de faire vivre toute une parentèle. La seconde option est intermédiaire, et évoque la figure de la « demi-mondaine » rencontrée dans les romans naturalistes français du XIXe siècle. On n’est plus dans la prostitution, mais dans une stratégie de promiscuité sexuelle sélective, possiblement lucrative, inscrite dans un milieu social en interface, mêlant composante malgache et expatriés (Vahaza et autres). La troisième option est celle du mariage comme voie d’exit : en épousant un mari plus riche -si possible Vahaza-, on « quitte le milieu » et on ouvre le champ des possibles.
Sur cette stratégie s’en superpose une autre : celle du salut. Avec finesse, l’anthropologue rappelle que l’éventail des besoins manifestés par la jeunesse féminine qu’elle étudie ne se réduit pas à la promotion sociale et l’aisance matérielle. Ces éléments, certes, jouent un rôle d’autant plus grand que les modèles consuméristes transnationaux nourrissent les frustrations. Via la publicité, les réseaux sociaux, la télévision satellite, les jeunes malgaches sont sans cesse renvoyés à un monde dont ils sentent exclus. Le désir d’ascension sociale et de prospérité matérielle est bien là. Mais il n’empêche pas d’autres attentes, morales, métaphysiques, psychosociales, sur fond d’une « dynamique de modernisation » multiforme. Les Eglises pentecôtistes de Tamatave, en plein essor depuis les années 1990[3], proposent précisément tout cela aux jeunes femmes : capital social, espérance, cadre de valeurs appuyé sur la Bible…. A partir de l’offre de salut en Jésus-Christ, adossée à la promesse d’une intervention divine efficace via la présence miraculeuse du Saint-Esprit, les assemblées pentecôtistes attirent la jeunesse. Elles offrent, en particulier, « une alternative » aux perspectives du marché sexuel[4]. Nombre de jeunes femmes rencontrées par Jennifer Cole sont séduites par l’approche intégraliste d’Eglises chaleureuses, préoccupées du salut extramondain, mais aussi intramondain (prospérité) des fidèles. Les trois plus grandes assemblées pentecôtistes de Tamatave sont l’Eglise Rhema (révélation), l’église Jesosy Mamonjy (Rejoindre Jésus) et Pentekottista Afaka (Les Pentecôtistes sauvés). Et les jeunes affluent !
Arbitrer face à deux discours de modernisation
Rallier les Eglises pentecôtistes s’effectue au prix d’arbitrages délicats : entre le marché du sexe et le marché du salut, faut-il choisir ? L’auteure, toute en nuance, montre que les trajectoires de rupture ne sont pas la règle systématique. La plupart du temps, les priorités se renégocient de manière variable, suivant les trajectoires féminines suivies. Mais avec une constante : dans la perspective protestante pentecôtiste, l’option consumériste et la marchandisation de soi sont invitées à être surmontées. Ce qui doit désormais primer, c’est la remoralisation d’une vie convertie où le mariage monogame et fidèle, la discipline personnelle, l’ardeur au travail et la probité doivent primer. En somme : sexe et salut à Tamatave s’inscrivent tous deux dans des « discours de modernisation »[5], mais sur des modalités différentes, qui placent au centre la question du choix.
[1] Francophone, elle a choisi, avec son groupe, de chanter en malgache. Son site internet est :
[2] Jennifer Cole, Sex and Salvation, Imagining the Future in Madagascar, University of Chicago Press, 2010, p. 65.
[3] On en comptait dix en l’an 2000 à Tamatave, leur nombre a doublé depuis.
[4] Jennifer Cole, Sex and Salvation, op. cit., p.152.
[5] Jennifer Cole, Sex and Salvation, op. cit., p. 64.