Natif d’Algérie, issu d’une famille musulmane, le pasteur Karim Arezki porte plusieurs casquettes. Enseignant en Suisse, en France et en Afrique du Nord, responsable d’un grand réseau de chrétiens nord-africains, il nous partage son regard de connaisseur sur les évolutions du christianisme en Algérie, dans un contexte où « le Maghreb est travaillé par de nouvelles offres religieuses » (1).
Karim Arezki, pouvez-vous vous présenter ?
Je suis né en Algérie, en Kabylie, dans une famille musulmane. Je suivais le cursus scolaire comme tous les enfants de ma région. C’est à l’arrivée au lycée que quelqu’un m’a donné un Nouveau Testament. A l’époque, le film Jésus (produit par Campus Pour Christ) a été diffusé en kabyle. Je l’ai regardé non pour son contenu, mais parce qu’il était en kabyle. J’avais 16-17 ans. En regardant ce film, en arrivant la crucifixion de Jésus, j’ai arrêté de visionner cette VHS, je ne comprenais pas. Je me disais, si Jésus est ce qu’il prétend être, la croix est-elle compatible avec tout le message qui a été donné ? J’ai rembobiné la cassette pour voir quel est l’endroit où j’ai loupé quelque chose. Jusqu’au bout, je restais avec mon interrogation. Je me disais : « Ce n’est pas normal que Jésus termine sur une croix malgré tout ce qu’il dit être ». Lors de mon premier visionnage, je n’ai pas vu la fin du film, je suis allé voir un jeune, j’ai commencé à lui parler de ce film en kabyle, et voilà que ce jeune commence à me parler de Jésus. On a discuté durant quatre heures. J’ai réalisé plus tard que cet homme était le seul chrétien de la région. Il m’a donné un livre, que j’ai commencé à lire une fois rentré chez-moi.
Découvrant l’Évangile de Matthieu, j’arrive au discours de Jésus, j’étais captivé. J’ai passé une nuit blanche. J’étais surtout frappé par trois choses, en rapport avec ma pratique de l’islam : la prière, le jeûne et l’aumône. Sur ces trois questions, Jésus apportait un message différent, insistant sur l’intériorité plutôt que sur la démonstration extérieure. C’était révolutionnaire.
En lisant, je découvrais combien l’exemple et l’enseignement de Jésus tranche par rapport à ce que j’ai appris sur les autres prophètes. C’était en 1995. A un moment donné, j’ai eu une période de flottement. J’étais persuadé que Dieu existe, et je lui ai demandé de me confirmer quel est le chemin qui mène vers lui. Mohamed ? L’islam ? Une autre religion ? Jésus ? Trois événements ont contribué à ma décision de suivre le Seigneur. Le premier, c’est un rêve que j’ai retrouvé ultérieurement dans l’Ancien Testament lorsque j’ai eu accès à cette partie de la Bible. Le second élément, c’est une vision. Qui plus tard s’est réalisée. Le troisième élément, c’est cette parole de Jésus, dans l’Évangile de Jean, « Je suis le chemin, la vérité et la vie, nul ne vient au Père que par moi » (Jean 14.6). Cette phrase m’a percuté. Et ensuite, j’ai senti subjectivement une présence, celle de Jésus. J’ai alors partagé franchement cette découverte avec mes amis, avec ma famille. J’ai quitté l’islam pour le christianisme. Au début, mes proches pensaient que c’est juste une crise d’adolescence, mais ensuite, cela a fait du bruit.
Comment cette conversion a-t-elle marqué la suite de votre vie ?
J’ai dû quitter mon village, j’ai fait mes études, j’étais interne. Dans mon lycée, nous étions trois chrétiens au départ, à la fin de l’année, nous étions devenus une quarantaine de convertis. En Kabylie, à l’époque, il y a eu une accélération d’un mouvement de conversions commencé dans les années 1980. Les années 1990, ce sont aussi les années noires, avec les GIA. En Kabylie, je n’ai pas été affecté, mais quand je suis allé à Blida, c’était autre chose. Mais les chrétiens que je connais n’ont pas été touchés. En revanche, il y a eu beaucoup de conversions. C’est la période des années noires, avec cette lutte à mort entre les GIA (islamistes) et l’État algérien. Paradoxalement, c’est durant cette période qu’il y a eu le plus de conversions. A Blida, je n’ai pas caché ma foi chrétienne. Je peux dire que j’étais protégé. Mais j’ai vu des massacres, y compris à l’encontre d’étudiantes et étudiants.
Sorti des « années noires », une formation pour devenir pasteur
Je suis ensuite arrivé en France en 1999 pour poursuivre des études vétérinaires, mais la question d’un engagement vocationnel me travaillait, et en septembre 2001, j’ai commencé l’Institut Biblique de Nogent-sur-Marne (IBN). Un frère m’avait parlé de cette école, j’ai téléphoné, échangé avec Yannick Blocher. On m’a dit, « des vétérinaires, il y en a partout ; des pasteurs d’arrière-plan musulman, il n’y en a pas partout ». En venant visiter l’IBN, j’ai senti une paix profonde, j’ai perçu que Dieu voulait que je sois là. J’ai effectué trois ans de programme à l’IBN. J’y ai été soutenu, et bien accueilli. C’est là je me suis formé, c’est là que j’ai rencontré mon épouse, Diane. J’ai aussi connu à cette époque Jacques Émile Blocher, qui a été pour moi comme un père et un ami. Je me suis marié à l’été 2004, avec Diane. Ensemble, nous avons fondé une famille. A ce jour, nous avons deux enfants. Après cette formation théologique et biblique en trois ans, je suis allé continuer à étudier à la Faculté Évangélique de Vaux-sur-Seine, où j’ai effectué un master de recherche sur cette parole de Jésus : « si vous ne devenez pas comme ces enfants, vous n’entrerez pas dans le Royaume de Dieu ». Ensuite, en septembre 2007, j’ai effectué une année de stage puis suis devenu pasteur adjoint à l’Église baptiste du Tabernacle, dans le 18e arrondissement de Paris. Jusqu’en 2017, j’étais aussi engagé dans les milieux chrétiens nord-africains, et l’Église du Tabernacle avait accepté de me libérer une journée par semaine pour faire de la recherche, ou autre chose. Je fréquentais à l’École Pratique des Hautes Études (EPHE) à ce moment-là. C’est comme cela j’ai découvert les travaux de Mohammed Ali Amir-Moezzi, et j’ai réfléchi sur les rapports entre la figure de l’imam dans la chi’isme, qui est centrale, et la figure de Christ dans la foi chrétienne. J’ai alors réorienté mes activités pour pouvoir m’engager dans ce projet de thèse.
Comment voyez-vous l’évolution du christianisme au cours des 20 dernières années en Algérie ?
Pour comprendre les changements religieux en Algérie, il faut remonter un peu plus loin, dans les années 1980. A ce moment-là, sur que m’ont raconté des témoins, le mouvement de réveil a commencé par un groupe de jeunes qui est allé jouer au foot, en Kabylie, loin du village, pour ne pas déranger. Ce village s’appelait Ait Bouadou (Kabylie). Un chrétien de passage est venu parler de Jésus à ces jeunes ; ces derniers se moquaient de lui. Lorsqu’un jeune est tombé bien malade, sur le terrain de football, ce visiteur, un Kabyle venu d’Alger, a proposé de prier en invoquant le nom de Jésus. A la prière, le jeune s’est rétabli et a recommencé à jouer au foot. Cet événement a fortement interpelé ces jeunes. Ils sont devenus plus tard de mes amis. Ils ont recontacté la personne qui leur avait parlé de Jésus. Il leur a annoncé l’Évangile, et ces jeunes se sont convertis. Ils sont ensuite allés de village en village pour évangéliser. Ils étaient pour la plupart d’entre eux des lycéens. C’est comme cela qu’il y a eu des conversions, dans un contexte 100% algérien. Il y avait une démonstration de puissance, dans le sens où très simplement, ces jeunes chrétiens kabyles croyaient ce qu’il y a dans les Évangiles, et lorsqu’ils rencontraient un malade, ils priaient pour lui, priaient pour la délivrance, à partir de ce qu’ils lisaient dans les Évangiles. C’est ainsi que le christianisme s’est répandu en Kabylie. Ce n’était ni spécialement catholique ou protestant, c’était chrétien, sans intervention de missionnaire extérieur.
Peut-on parler d’« offensive évangélique » ?
Oh, ce mouvement de conversion a été discret dans les années 1980. Dans les années 1990, en revanche, il y a eu un gros essor (2), parmi les lycéens, mais aussi dans les familles. Dans la société algérienne, dans les années 90, on commence un peu à percevoir la présence chrétienne. Un facteur d’essor du christianisme, en Kabylie, a été le film Jésus, traduit en kabyle dans les années 1980. Il n’y avait à l’époque aucun film kabyle. C’était interdit. Le film Jésus était le seul film qui circulait en VHS. L’impact a été considérable. Un autre facteur important est l’ouverture, en 1996, de la possibilité de faire une licence dans la langue et civilisation berbère en Kabylie. C’était du jamais vu. Je me rappelle qu’à ce moment-là, j’étais à l’université pour des études vétérinaires. Pour ma part, j’ai poursuivi dans ma voie, mais j’ai eu des amis kabyles qui ont quitté leur cursus pour s’inscrire en licence en Kabyle, soit à Université de Bejaïa, soit à l’Université de Tizi Ouzou. C’était risqué, car on ne savait pas si la filière allait durer, mais ça a fonctionné. Ces étudiants ont fait leur licence, puis leur master (en Algérie, on dit magistère). Au bout de quatre ans, on avait des titulaires d’une licence, qui peuvent enseigner la langue et la civilisation kabyle, mais avec quel support ? A l’époque, il n’y avait pas de livre en langue kabyle. Le seul livre traduit en Kabyle était le Nouveau Testament. Ils ont donc enseigné le Kabyle à partir du Nouveau Testament ! Même les non-chrétiens utilisaient le Nouveau Testament, comme un texte, pour la narration, le vocabulaire, l’explication de texte. Plus tard, il y a eu d’autres livres en kabyle, mais il ne fait pas de doute que cette première phase, où des cours ont été donnés à partir du Nouveau Testament, ont contribué à consolider les rangs chrétiens.
Une église de 1300 fidèles à Tizi Ouzou
Ensuite, on est entré dans une phase de visibilité dans les années 2000. Jusqu’alors, les chrétiens se réunissaient très discrètement, à l’extérieur des villages. A partir de la fin des années 1990, ils se réunissent dans les maisons, ou dans lieux transformés en églises, comme des garages ou appartement Des lieux de culte identifiables émergent, et rapidement, au cours de la première décennie 2000, on trouve des églises, créées par des Algériens, pour des Algériens, presque partout en Kabylie. La société algérienne s’est réveillée un matin, et s’est aperçue qu’il y a une vraie présence chrétienne au sein du peuple d’Algérie. Il n’y avait pas de censure, c’était des années bénies, riches. A Tizi Ouzou, il y avait deux grandes églises en ville. L’une des églises rassemblait jusqu’à 1300 fidèles ; une autre, jusqu’à 600. A Bejaïa, on comptait une église de 500 fidèles, une autre de 400 fidèles. Dans chaque village, il y avait une communauté, avec une assistance au culte comprise entre 150 et 200 Algériennes et Algériens. C’était une réalité visible. C’est là qu’arrive le décret présidentiel de 2006 sur le culte non-musulman en Algérie. A ce moment-là, cette disposition n’a pas été utilisée. Les autorités de l’époque disaient que le décret avait été édicté pour calmer les ardeurs de certains islamistes. Mais malheureusement, c’est bel et bien ce décret qui a été utilisé plus tard, en 2019, pour fermer toutes les églises qui existaient alors. Depuis 2019, les autorités ont scellé les églises. Ensuite est venu le covid, qui n’a pas contribué à la réouverture des églises. Jusqu’à maintenant, l’église protestante d’Algérie, qui représente la plupart des Églises en Algérie, est en dialogue avec les autorités pour trouver le cadre administratif et juridique adéquat pour la réouverture des Églises. Au départ, ces échanges ont été très tendus pour diverses raisons, mais ces derniers temps, une nette amélioration est observée, et tout laisse à croire qu’il y aura une issue qui sera trouvée. En attendant, seule l’église d’Alger est ouverte, sinon toutes les autres églises ont été scellées en Kabylie ou ailleurs.
Quelles sont les réponses apportées aux demandes de formation des évangéliques d’Afrique du Nord ?
En Algérie, les chrétiens algériens sont quasiment tous évangéliques. Dans l’Église protestante d’Algérie, ce sont des évangéliques. Et ils évangélisent, ce qui constitue une grosse différence avec les catholiques, très proches du pouvoir.
Au Maroc, en Tunisie, on observe un essor aussi, mais pas au rythme de l’Algérie. Il faut savoir qu’en Algérie, il est possible d’être Algérien et chrétien, alors que la loi l’interdit au Maroc.
Le contexte est différent. Le développement des nouvelles communautés de convertis a suscité rapidement un besoin immense, celui de la formation théologique. Jusqu’aux années 2000, la réponse apportée par les Églises, c’était des écoles de disciples. Dans ce contexte s’est développé, au Maroc, l’institut chrétien Al Mowafaqa à Rabat, qui est une très belle réussite académique. Mais cet institut n’est pas destiné aux chrétiens nationaux. Les chrétiens marocains ne peuvent pas s’y former, car le public cible, ce sont les chrétiens sub-sahariens étrangers, ou alors des musulmans. C’est un institut créé par des étrangers (français) pour des étrangers.
Des chrétiens nord-africains formés par des nord-africains
Depuis 2017, une étape a en revanche été franchie, sur d’autres bases, avec la création d’un institut chrétien théologique en Afrique du Nord, créé par des Nord-Africains. Cet institut à destination de chrétiens d’Afrique du Nord dispense un programme de licence avec les normes académiques européennes, et les mêmes exigences académiques que les facultés de théologie en Europe. Depuis la création de cette école, deux promotions ont déjà obtenu la licence, et parmi ces titulaires d’une licence, deux ont continué leur master en France et on rejoint ensuite cette école, en Afrique du Nord, dans le corps professoral. C’est la première fois depuis l’époque de Saint-Augustin que des licenciés en théologie originaires d’Afrique du Nord (Algérie, Tunisie, Maroc) sont formés en Afrique du Nord par des Nord-Africains. Dans un institut créé par les leurs. J’ai la conviction que la création de cet institut et l’installation de la formation théologique en Afrique du Nord va constituer un tournant, de la même manière que la traduction du Nouveau Testament en Kabyle ou le film Jésus en langue kabyle ont nourri un mouvement de conversion.
Comment est vécue la francophonie dans ces Églises algériennes ?
Globalement, les politiques d’arabisation ont fait perdre du terrain à la langue française, mais la francophonie reste importante. Les cultes dans les Églises en Algérie se font en trois langues, en kabyle, en arabe, et en français. Lorsqu’on est en Kabylie, l’usage de la langue kabyle est prédominant. Dans les régions arabophones, à Alger ou à Oran, la langue arabe domine, mais on comptera quand même un chant ou deux en kabyle, et un chant ou deux en français. Quand la prédication est apportée par des anciens, souvent ces anciens prêchent en français, et on les traduit, ou en arabe, ou en kabyle selon les contextes. La francophonie se vit aussi au travers de réseaux francophones, principalement avec les réseaux chrétiens nord-africains en Europe : la France principalement, mais aussi un peu la Suisse, et la Belgique (très peu). Les solidarités entre Nord-africains en France et au Maghreb sont très importantes, et rapprochent les deux rives de la Méditerranée. Il y a aussi des liens d’Église locale à Église locale. A un dernier niveau, la francophonie se vit aussi par internet, et de plus en plus, d’autant que la mise sous scellés des églises empêche les réunions physiques. Du coup, l’écran prend une place plus importante, pour le meilleur et pour le pire. Il y a quelques années, par internet, la secte chinoise de l’Église du Dieu tout puissant a ainsi fait beaucoup d’adeptes en Algérie en s’appuyant sur internet. Les communautés se sont mobilisées ensuite pour corriger les enseignements jugés problématiques. Cet épisode nous rappelle à quel point la formation des chrétiens nord-africains est un enjeu stratégique pour demain.
- Karima Dirèche, CNRS, entretien avec Frédéric Bobin, « Le Maghreb est travaillé par de nouvelles offres religieuses », Le Monde, 18 novembre 2022 (online).
- Fatiha Kaoues, Convertir le monde arabe, L’offensive évangélique, Paris, CNRS Edition, 2018.
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