Pasteur, intellectuel, auteur, fondateur et dirigeant d’œuvres, Majagira Bulangalire est un des grands artisans de la francophonie protestante postcoloniale.
Visionnaire, à une époque où les Églises africaines en Europe restaient encore dans l’angle mort des réseaux existants et des recherches, il est notamment à l’origine, en France, de la CEAF (1990). Appelé au départ CEZAF, ce réseau d’églises d’expression africaine est rattaché à la Fédération protestante de France (FPF). Deux ans après les 30 ans de la CEAF, dont l’anniversaire a été compliqué par la pandémie Covid19, il revient, dans le premier volet de cet entretien, sur l’itinéraire de cette grande union d’Églises.
1/ Majagira Bulangalire, pouvez-vous vous présenter ?
Le fil directeur de ma vie est l’engagement chrétien, mais quand je suis arrivé en France pour faire mes études, je n’étais pas chrétien, bien que fils de pasteur. J’étais incrédule. C’est en France que je me suis converti ! Depuis, je suis porté par la conviction que l’Évangile de Jésus-Christ est appelé à restaurer et libérer, y compris par l’éducation et le développement. J’ai pu déployer cette vision dans le cadre du pastorat. Je l’ai fait au Congo, et en France. Dans l’hexagone, ce ministère s’est fait principalement au sein de l’Église Réformée de France (ERF) où j’ai exercé comme pasteur dans plusieurs paroisses (Elbeuf, Le Havre, Cambrai…). Au-delà du pastorat, aux côtés de mon épouse, j’ai développé plusieurs initiatives et œuvres en Afrique et en Europe. J’ai également effectué une thèse de doctorat en Sorbonne (1991), sous la direction du professeur Jean Baubérot, sur les premières Églises africaines implantées en France. Personne ne s’y intéressait à l’époque. Ce mémoire n’a pu être publié, faute de pouvoir apporter à l’éditeur la somme demandée.
Au Congo, j’ai notamment contribué à la mise en place et à l’essor de l’Université Evangélique d’Afrique (UEA de Bukavu, Congo RDC), et occupé des fonctions politiques (député). En France, la CEAF est une œuvre à laquelle je tiens beaucoup. Ce réseau d’Églises, c’était inédit. On ne lui prédisait pas un grand avenir. Mais il s’est révélé endurant et attractif. La CEAF a bien grandi ! Cette création répondait en quelque sorte aux analyses et diagnostics portés dans ma thèse de doctorat.
2/ Qu’est-ce qui vous a poussé à entreprendre une thèse de doctorat à Paris IV sur les Églises africaines en France ?
Ce n’était pas du tout mon projet au départ. Ma curiosité se portait sur le protestantisme en France et son histoire. Le « résister » de Marie Durand m’avait marqué, tout comme le Mouvement International de Réconciliation (MIR)[1]. Et puis j’ai découvert la réalité sociale de la diaspora étudiante africaine en France. Ses difficultés économiques, son besoin de lieux pour se réunir, sa précarité. J’ai visité les foyers SONACOTRA, assisté aux réunions faites chez l’habitant, ou dans des lieux loués à l’heure, souvent à prix d’or. Cela m’a beaucoup marqué. Mes yeux se sont ouverts sur une réalité, celle de chrétiens africains francophones ignorés. On ne pouvait les rencontrer nulle part. Des « sans église fixe ». J’ai alors décidé de leur consacrer ma thèse, avec le soutien et la direction de Jean Baubérot, de l’École Pratique des Hautes Études (EPHE).
Réaliser les enquêtes nécessaires à cette thèse m’a permis de comprendre les difficultés qui se posaient alors.
Les Églises françaises bien installées avaient parfois tendance à considérer les Africains sous un prisme colonial.
Tout était à faire. Mettre des mots sur ces réalités a permis de mieux comprendre les uns et les autres. Et de provoquer une prise de conscience des nécessités d’un espace partagé, au sein duquel les premières communautés évangéliques africaines en France peuvent s’organiser. Ma thèse de doctorat était un travail scientifique[2], mais elle a eu aussi des conséquences pratiques. Après-tout, c’est dans le cadre de l’École Pratique des Hautes Études qu’elle a été réalisée !
3/ Quelle fut, selon vous, la principale particularité de ces Églises au début de leur implantation en France ?
Au départ, la CEZAF (Z pour « Zaïroises ») a été fondée sur la base de ce trait d’union spirituel : on prie un Dieu qui agit maintenant. La manifestation de la présence divine, par la prière, le chant, la prophétie, la prédication, vient transformer, guérir, nourrir, fortifier, maintenant. C’est maintenant que Dieu agit. Nous avions conscience de créer une forme de culte et de spiritualité à la fois différente de ce que nous avions vécu en Afrique, et différente aussi de ce que nous trouvions dans les paroisses existantes en France. Cette spécificité partagée nous a permis, par ailleurs, de valoriser une grande diversité interne. Nos Églises locales sont très différentes les unes des autres. Et en leur sein, elles sont multiculturelles. Nous sommes œcuméniques, les étiquettes ne priment pas. Seule compte la foi en Jésus-Christ.
4/ Quels rôles respectifs ont joué les évangéliques, les réformés, et la FPF dans les premières années de la CEAF ?
A la fin du XXe siècle, le CNEF (Conseil National des Évangéliques de France) n’existait pas encore. Nous avons, cependant, développé des liens avec les évangéliques de France, avec lesquels nous partageons beaucoup de choses. La Faculté Libre de Théologie Évangélique (FLTE) de Vaux-sur-Seine a joué un rôle important. A notre demande, ils ont mis en place une formation ciblée pour nos pasteurs, avec des sessions intensives. Cela s’est fait sur la base de financements que nous apportions.
L’IPT s’y est mis aussi. Quant à la Fédération Protestante de France (FPF), qui comporte aussi en son sein des évangéliques, c’était un lieu d’accueil naturel pour nous. Nous faisons partie de la diversité protestante. Nous y avions notre place, et je suis reconnaissant particulièrement aux pasteurs Jacques Stewart et Jean-Arnold de Clermont, présidents de la FPF, de nous avoir progressivement ouvert la porte[3], d’avoir échangé avec nous et compris qui nous sommes. Je garde aussi un très bon souvenir de Louis Schweitzer, qui a été secrétaire général de la FPF jusqu’en 1996.
Mais avec le recul, c’est avec les réformés de l’ERF[4] que le lien a été le plus fort, à l’époque du démarrage de la CEAF. Et cela a fonctionné comme un levier pour notre entrée dans la FPF. Les réformés étaient, plus influents qu’aujourd’hui. C’était le temps où il y avait nombre de ministres protestants réformés au gouvernement, dont Pierre Joxe, qui nous a plus d’une fois prêté une oreille attentive.
5/ Quel regard portez-vous sur les évolutions rencontrées au cours des trois décennies de cheminement au sein de la Fédération Protestante de France ?
Les premières années d’échanges avec Jacques Stewart (président de la FPF de 1987 à 1997, ndlr), et avec Louis Schweitzer (secrétaire général de la FPF), ont été décisives. Les mandats de Jean-Arnold de Clermont ont été également très féconds, ainsi que ceux de Claude Baty, à qui l’on doit d’avoir mis en place « Protestants en fête ». Après un scepticisme initial, regardés comme « étrangers », nous avons été accueillis progressivement. Non pas seulement comme « associés », mais comme membres à part entière de la FPF à partir de 2003, sous le mandat de Jean-Arnold de Clermont.
Des gestes forts ont été faits, nous avons pu prendre notre place, y compris dans les aumôneries, et commencer à construire une histoire commune.
Rappelons que Victoria Kamondji, de la CEAF, a été vice-présidente de la FPF à l’époque où Claude Baty conduisait la Fédération ! D’autres mandats n’ont pas eu le même impact, et celui de Jean Tartier a été court (1997-99). Après ces dernières années où nous avons le sentiment d’un sur-place, il reste des défis à relever. Ce que j’écris dans mon dernier livre est toujours d’actualité : « l’accueil, par des communautés plus anciennes n’est pas évident et la collaboration ne va pas (toujours) de soi »[5]. Mais nous avons bon espoir. Avec la nouvelle équipe aux commandes de la FPF, on va reprendre la marche en avant, développer la confiance et l’ouverture. Car la CEAF est une union en plein essor au sein de la FPF. Nous avons des choses à construire ensemble.
[1] Mouvement chrétien non violent, créé à la Faculté de théologie protestante de Paris en 1923 sur une base interconfessionnelle.
[2] Majagira Bulangalire, Religions et intégration à la société française dans la période actuelle. Le cas des Négro-Africains en Région Parisienne et des protestantismes, thèse de doctorat, Université de Paris IV, 1991.
[3] Les Églises de la CEAF entrent dans la FPF comme membres de plein titre dès 2003.
[4] Église Réformée de France (ERF), principale Église réformée en France jusqu’en 2013, date de sa fusion dans l’EPUDF (Église Protestante Unie de France).
[5] Majagira Bulangalire, Dans la contradiction, exister..., Paris, Espoir Éditions, 2019, p.134.