En septembre 2023, l’Azerbaïdjan a procédé au nettoyage ethnique final de la République d’Artsakh. Les quelques 120000 habitants arméniens qui survivaient encore dans cet Etat enclavé et non reconnu par la communauté internationale ont pris en quelques jours, voire en quelques heures, le chemin de l’exil par l’unique route que la dictature de Bakou avait opportunément rouverte pour l’occasion. Même s’il y eut d’ultimes combats – plusieurs centaines de victimes de chaque côté en attestent – on ne peut pas dire que les Artsakhiotes aient vraiment résisté, affamés depuis le 12 décembre 2022 par un blocus total, routier, alimentaire, sanitaire et énergétique. Pour la première fois depuis toujours, plus aucune voix arménienne ne résonne en Artsakh que la communauté internationale persiste à vouloir dénommer de son nom colonial de Haut-Karabagh.
L’indépendance de l’Artsakh non reconnue par la communauté internationale
Dans cette affaire, les Artsakhiotes ont fait les frais d’une interprétation dévoyée du droit international. Pour des raisons de basse politique, Staline avait annexé leur territoire arménien à la République socialiste soviétique d’Azerbaïdjan. A la chute de l’URSS, les pays occidentaux qui avaient déjà fort à faire avec les Balkans ont fait mine de figer les frontières administratives soviétiques comme frontières d’Etat, ce qu’elles n’avaient jamais été (on en voit aussi les séquelles en Ukraine). Après la guerre de libération de l’Artsakh (1991-1994), la communauté internationale n’a jamais voulu reconnaître l’indépendance de cet Etat d’Artsakh nouvellement créé, tergiversant sans cesse entre le principe de « l’intégrité territoriale » et celui du «droit à l’autodétermination», tous deux inscrits dans la Chartes des Nations unies. Cette attitude velléitaire ignorait délibérément que l’intégrité territoriale avait été précisément conçue dans l’esprit de la Charte pour protéger le droit à l’autodétermination et non pas pour favoriser des politiques d’annexion et de colonisation telles que voulues par le régime de Bakou. C’était le contre-exemple de l’Anschluss qu’avaient en tête les rédacteurs de la Charte de l’ONU et, par leur laisser-faire, c’est l’exemple de l’Anschluss qu’ont favorisé les puissances internationales. En l’occurrence, la « communauté internationale » a préféré jouer les intérêts des Etats bien plus que le droit des peuples ; ce qui n’est ni nouveau, ni original. Du reste, la destruction de l’Artsakh arménien a implicitement soulagé ladite communauté qui soutient maintenant l’intégrité territoriale de l’Arménie face aux visées de Bakou sans plus être gênées par la question du Haut-Karabagh qui dérogeait à ses lignes d’analyse.
Mais l’Artsakh n’a pas non plus été soutenu par les nouvelles autorités de l’Arménie au cours de cette dernière phase. Durement éreintée par la guerre précédente de quarante-quatre jours – également gagnée en 2020 par l’Azerbaïdjan – l’Arménie qui était alors alliée de l’Artsakh reste depuis lors elle- même sous la menace d’une invasion par l’Azerbaïdjan qui occupe déjà des pans de son territoire souverain. Soucieux de ne pas donner de prétexte à Bakou pour une nouvelle guerre, le Premier ministre arménien Nikol Pachinian et son gouvernement ont donc – depuis un certain temps déjà – cessé de sou tenir l’idée d’un Etat artsakhiote ou même d’une simple représentation sociopolitique qui serait propres aux Arméniens d’Artsakh au sein de l’Azerbaïdjan. Ils se contentent désormais de militer vaguement en faveur du simple droit au retour des Artsakhiotes assorti d’imaginaires droits individuels dans une dictature qui n’en accorde pas même à ses propres citoyens et qui promeut de plus une politique de haine raciale à l’encontre des Arméniens depuis plus de deux décennies.
Les forces russes de «maintien de la paix» quittent le territoire le 12 juin 2024
Il faut aussi et surtout noter que cette défaite arménienne a également résulté d’un renverse- ment d’alliance dû à de multiples facteurs et aux implications bien plus larges. D’une part, le Kremlin n’a pas supporté de voir ses protégés qu’étaient les précédents Premiers ministres arméniens évincés en 2018 de la direction du pays par un Nikol Pachinian de sensibilité plus libérale et dont ni le cursus ni les accointances ne passaient par Moscou. D’autre part, l’Azerbaïdjan a su habilement jouer de la concurrence régionale entre la Russie et la Turquie : contrairement à Pachinian, l’autocrate Ilham Aliev partage avec Vladimir Poutine la même conception autoritaire du pouvoir et la même vision cynique des relations internationales. Outre cette communauté de vue, l’Azerbaïdjan a su se placer comme receleur du gaz russe qu’il revend à l’Union européenne, celle-ci faisant mine de ne pas voir qu’elle contourne ses propres sanctions. On appréciera le cynisme des Russes et des Azéris à l’aune de celui d’Ursula von der Leyen, Présidente de la Commission européenne, qui est allée jusqu’à qualifier de «partenaire fiable» la dictature de Bakou. Enfin, Moscou qui est par ailleurs empêtré en Ukraine et qui n’a conjoncturellement plus les moyens d’une intervention directe dans le Sud-Caucase se trouve contraint de tout accorder à l’Azerbaïdjan qui a habilement su conjuguer les influences concurrentes dont il faisait l’objet entre la Turquie et la Russie pour devenir l’Etat où s’est noué le partenariat entre ces puissances autoritaires aux visées expansionnistes contre l’Europe et l’Occident. Dernière illustration en date, les forces russes de « maintien de la paix » qui n’avaient pas bougé le petit doigt lors de l’épuration ethnique de l’Artsakh ont définitivement quitté ce territoire le 12 juin 2024.
L’Azerbaïdjan multiplie les sources de conflictualité réelles ou imaginaires
L’ensemble de ces facteurs a largement contribué à polariser le pouvoir arménien. D’une position initiale qui était vaguement libérale, l’Arménie ulcérée par le lâchage de Moscou a adopté des positions de plus en plus pro-occidentales au grand bonheur des Etats-Unis et de l’Union européenne. Depuis lors, le Parlement européen a adopté plusieurs résolutions en faveur d’Erevan et hostiles à l’Azerbaïd- jan tandis que des personnalités du parti présidentiel Renaissance * – Nathalie Loiseau et Jean-Louis Bourlanges en tête – ne tarissaient plus d’éloge pour Pachinian qu’ils voient comme une sorte de petit Zelensky du Caucase. En France, c’est donc désormais l’ensemble de la classe politique, des communistes aux Républicains, qui soutiennent la cause de l’Arménie et le droit au retour des Artsakhiotes, position qui a là aussi donné lieu à plusieurs résolutions et prises de position remarquées, par exemple celles des sénateurs Pierre Ouzoulias (PC), Gilbert-Luc Devinaz (PS), Bruno Retailleau (LR) et même du Président du Sénat Gérard Larcher.
Mais – pour paraphraser Kissinger – s’il est dangereux d’être un ennemi de l’Occident, il peut être fatal d’en être l’ami. Car dans cette affaire, l’Europe et les Etats-Unis se paient de mots et – hormis quelques équipements défensifs fournis par la France, on ne voit pas que ces « alliés » qui hésitent à franchir le Rubicon pour Kiev le fassent pour Erevan. Or les Russes, eux, ne sont jamais loin et peuvent revenir. Et de toute façon la Russie et l’Azerbaïdjan jouent désormais ouvertement la même partition: ainsi Bakou, loin de chercher l’apaisement, multiplie les sources de conflictualité réelles ou imaginaires : une fois ce sont des dispositions de la Constitution arménienne qui lui seraient menaçantes, une fois il exige le contrôle d’un couloir dans le sud de l’Arménie pour relier l’enclave du Nakhitchevan, et une autre fois il demande la rétrocession de quatre villages stratégiques proches de la triple frontière avec la Géorgie.
Le pouvoir arménien désormais acculé, voire aux abois
Pressé de finaliser un accord sur la délimitation des frontières qu’il croit équivaloir à la paix, Pachinian a fini d’exaspérer une partie de sa propre population en accédant fin mars 2024 à cette dernière demande de Bakou. C’est un ecclésiastique, Bagrad Galstanian, le primat du diocèse de la région concernée du Tavouch, qui a pris la tête d’un mouvement de résistance. Depuis lors, lui et ses partisans n’hésitent pas à s’opposer physiquement à la cession des terres concernées et ont entrepris une marche sur Erevan tout comme Pachinian lui-même l’avait fait voici six ans. Tout à sa dialectique binaire, Pachinian a évidemment tôt fait d’accuser le prélat et ses soutiens d’être des instruments de Moscou. Vrai ou faux, cela ne change rien au fait que le pouvoir arménien est désormais acculé, voire aux abois comme en attestent les manifestations antigouvernementales violemment réprimées aux abords du Parlement au moment de la rédaction de cet article (mi-juin 2024) et même la scandaleuse prise à partie par Pachinian lui-même des pauvres réfugiés artsakhiotes qu’il a accusés le 12 juin d’avoir été soudoyés pour participer à ces manifes- tations.
L’Arménie est mûre pour tomber dans l’orbite américaine
Alors que la menace azerbaïdjanaise ne faiblit pas aux frontières, que Moscou a remplacé Erevan par Bakou comme allié régional, que l’Union européenne regarde ailleurs et que Pachinian est désormais contesté dans son propre pays, l’Arménie est mûre pour tomber dans l’orbite américaine. C’est ce qu’ont acté les dernières initiatives du gouvernement. Erevan a révoqué début mai les gardes-frontières russes qui « assuraient » encore la sécurité de l’Arménie et, toujours ce 12 juin, Pachinian a annoncé que l’Arménie quittera l’OTSC, une alliance militaire dirigée par Moscou. Cette dernière déclaration intervient au lendemain d’un accord annoncé par Ararat Mirzoyan, le ministre arménien des Affaires étrangères, et James O’Brien, le secrétaire d’État adjoint américain, aux termes duquel Washington et Erevan ont convenu «d’élever le statut du dialogue bilatéral» en vue d’un «partenariat stratégique».
Cette annonce tonitruante intervient quasiment simultanément avec la demande de la Turquie, passée presque inaperçue, de rejoindre les BRICS, cette alliance économique stratégique centrée sur Pékin et Moscou et visant à contester l’hégémonie occidentale. Bien évidemment, les Turcs sont assez retors pour avoir assorti cette demande de déclarations selon lesquelles ils demeurent un «pilier de l’OTAN» et candidat à l’Union européenne. Mais personne n’est dupe de l’autonomisation croissante de ce pays également hostile à l’Arménie et à l’Occident. Ainsi, pendant qu’Erevan rêve les yeux ouverts de devenir un « carrefour de la paix», projet de Pachinian où les Etats régionaux entretiendraient ce «doux commerce » cher à Montesquieu, l’Arménie risque de se trouver au milieu d’une coalition surarmée d’Etats prédateurs que sont l’Azerbaïdjan, la Russie et la Turquie, avec comme seule arme les chauds encouragements du lointain parrain américain. Espérons que, face à la peste des nationalismes, elle trouve rapidement d’autres issues que d’en mourir guérie.
Laurent Leylekian, analyste politique, spécialiste de l’Asie mineure et du Sud-Caucase