Mon fils avait trois ans quand nous avons fait notre premier voyage en Arménie, un pays que presque tous les Arméniens considèrent comme leur patrie. Après une journée à Erevan, il a dit: « Papa, tout le monde ici parle arménien, les commerçants, les gens dans la rue, même les policiers sont Arméniens ! »

Quelques jours plus tard, nous avons visité le monastère de Khor Virap. Il est important pour notre histoire mais c’est le célèbre mont Ararat, considéré comme notre symbole national, qui capture l’attention de tout visiteur bien qu’il se trouve sur le territoire turc. Mon fils a fixé la montagne et m’a demandé : « Papa, on nous le dira quand le mont Ararat sera redonné aux Arméniens ? ». Lors de son premier voyage en Arménie, ce garçon de trois ans avait déjà ressenti une connexion avec cette terre et ses habitants.

Je suis né et j’ai grandi en Iran. De nombreux Arméniens ont été contraints de s’installer dans ce pays au 16e siècle. Mes ancêtres y ont vécu pendant quatre cents ans. En tant que minorité, nous y avons bénéficié de droits particuliers mais aussi vécu des difficultés. La plupart d’entre nous ont suivi des cours dans des écoles arméniennes où nous avons pu apprendre la langue, la culture et l’histoire arménienne. Nous parlions arménien à la maison et nous n’avons commencé à parler farsi – la langue iranienne – qu’à partir de 6 ans. En tant que minorité, nos dirigeants communautaires ont mis tout en œuvre pour aider la nouvelle génération à grandir en préservant notre identité plutôt que de s’assimiler.

Revenir en Arménie : tout sauf évident

Très tôt, nous enseignons à nos enfants des événements fondamentaux de notre histoire comme le fait qu’en 301 l’Arménie est devenue une nation chrétienne ou que St. Vartan nous a permis de conserver notre foi malgré sa défaite contre le roi perse de l’époque, en 451. La date du 24 avril 1915, marquant la commémoration du génocide perpétré par les Turcs, est connue dès la petite enfance et où que nous soyons nous organisons des cérémonies religieuses et culturelles pour faire mémoire.

A l’adolescence j’ai commencé à participer à des marches vers l’ambassade turque à Téhéran où la foule composée d’Arméniens criait « Mort à la Turquie fasciste ! ». A part une seule fois, je n’ai pas crié ce slogan car en tant que croyant je pensais aux paroles de Jésus qui m’enseignent à aimer mon ennemi. J’ai été assez troublé lorsqu’une autre fois j’ai réalisé que la personne à qui je parlais dans la foule était… un Turc ! 45 ans plus tard il me serait plus facile d’aider un adolescent à gérer ce genre de ressenti.

La peur de l’assimilation a sans doute toujours été présente. Cela pourrait expliquer pourquoi nous ne fêtions pas le Nouvel An traditionnel iranien alors que d’un point de vue religieux rien ne s’y oppose. A partir des années 1980, lorsque de nombreux Arméniens d’Iran ont commencé à immigrer en Occident, nos dirigeants laïcs et religieux nous ont mis en garde contre le risque de perdre notre identité culturelle et notre foi alors que pendant des siècles nous avions réussi à les préserver malgré tous les défis. Nous savions que d’autres communautés arméniennes d’autres pays avaient perdu le lien avec leurs institutions religieuses et culturelles garantes du collectif.

Après l’indépendance de l’Arménie en 1991, beaucoup ont songé à s’y installer car il y avait toujours l’idée que vivre en diaspora était temporaire et que l’idéal était de vivre dans notre propre pays auquel nous sommes attachés avec amour sans même le connaître ! Nous avons beau être fiers d’être Iraniens, Libanais, Syriens, Européens ou Américains, lorsque nous sommes interrogés sur notre identité nous répondons : « Je suis Arménien… et je viens de tel ou tel pays ».

Mais revenir en Arménie fut tout sauf évident, dans un pays à l’économie post-soviétique effondrée et menacé par ses voisins. Alors que certains Arméniens du Proche-Orient ont tenté de s’installer en Arménie, des citoyens du pays cherchaient eux, une vie meilleure ailleurs et partaient immigrer en Occident ou en Russie !

Les États-Unis, un pays complètement nouveau

Il y a dix-sept ans, au début de la quarantaine, alors que j’avais atteint un certain accomplissement et que j’étais reconnu dans ma communauté, j’ai pourtant choisi de quitter ma ville natale et de m’installer aux Etats-Unis, un pays complètement nouveau pour moi. Les deux premières années, je me suis senti perdu, en proie à une sorte de crise d’identité, en manque de repères et de buts, souffrant de l’absence de mes amis et collègues. Mes nouveaux paroissiens ne me connaissaient pas et les réunions œcuméniques me manquaient.

Mais grâce à Dieu j’ai été soutenu par plusieurs pasteurs et après trois ou quatre ans je me suis enfin senti chez moi. Je me suis de plus en plus impliqué dans la vie de l’Union des Églises Évangéliques Arméniennes d’Amérique du Nord, jusqu’à assumer des fonctions de direction et à être en contact avec les dirigeants d’autres Eglises et institutions arméniennes. Aujourd’hui, 20 ans après, je réalise que la peur de perdre notre identité arménienne en raison de l’immigration en Occident n’avait pas lieu d’être. Notre communauté est bien organisée et les Eglises évangéliques arméniennes y prennent pleinement leur part.

Malgré tous les défis et les différences dans nos approches, nous travaillons tous ensemble pour soutenir l’Arménie et l’Artsakh par le biais d’un travail de plaidoyer et d’une participation à la vie politique de notre pays d’accueil. Nous soutenons aussi financièrement nos frères et sœurs en Arménie et dans les pays d’où nous sommes originaires. J’ai débuté mon itinéraire d’immigrant avec de la culpabilité, des inquiétudes et de la peur. Mais aujourd’hui je peux voir comment mes expériences en différents endroits du monde m’ont aidé à mûrir pour mieux servir mon peuple. Entre-temps, je fais de mon mieux pour accueillir les nouveaux arrivants et les aider à s’adapter à leur nouvelle existence, à y trouver du sens et à vivre leur foi de chrétiens arméniens.

Par Hendrik Shanazarian, pasteur arménien