A l’été 2022, on semble loin de l’optimisme d’il y a maintenant plus d’une décennie alors que les « printemps arabes » (ou « mouvement vert » en Iran) paraissaient secouer les apathies locales et faire qu’adviennent des sociétés plus décentes à défaut de se métamorphoser en espaces pleinement démocratiques. Cette utopie n’a pas rencontré les leviers nécessaires à son exécution, renvoyant à une date bien ultérieure, les espoirs de changement que les mouvements de contestations de 2009 en Iran, de 2011 en Tunisie, en Égypte et en Syrie jusqu’à ceux de 2019 au Liban avaient indiqué comme horizon possible.

Colère et crises

Les peuples de la région unis dans leur « colère » – ce que le philosophe Hobbes définit comme un « moment de courage soudain » – ont fait trembler nombre d’édifices népotiques. Ils n’ont toutefois pas fait disparaître toutes les anciennes structures de pouvoirs, quelle que soit la forme que celles-ci prennent. Si la « colère » demeure, elle a changé son mode d’expression. Elle explique que les sondages mondiaux sur les sociétés malheureuses placent souvent les pays de la région dans le haut du classement, elle innerve ce désir de «partir », elle ébranle la classe moyenne qui vit un déclassement durable. La crise politique et l’effondrement économique sont comme des impasses dans lesquelles ces États semblent devoir demeurer pour un temps encore. Cet état de fait ouvre la voie à la permanence de l’influence des acteurs extérieurs, proches ou plus lointains, dans un jeu plus subtil qu’il n’y semble au premier regard.

La peur du chaos, l’obsession de la stabilité et le jeu des rivalités

S’il est un lieu dans le monde contemporain où des formes de Grand Jeu sont pérennes, c’est bien dans ce « Grand Moyen Orient » – pour reprendre une expression géopolitique des néo-conservateurs du début des années 2000. La rivalité des puissances y est des plus actives sans pour autant chercher à s’affronter directement. Les actions des puissances globales ou régionales sont ordonnées autour de la quête sans cesse renouvelée d’un ordre, d’un « hégémon » nécessaire quitte à faire usage de la force brute (guerre ou répression brutale interne) pour y parvenir.

Les identités particulières, les appartenances confessionnelles ou communautaires, les idéologies ne sont pas absentes de ces mécanismes de rivalités, mais leur instrumentalisation est à comprendre comme des outils tactiques de l’impératif stratégique qu’est la sécurité des espaces politiques que les régimes en place confondent à dessein avec leur propre sécurité, pérennité et donc survie. Les trois pays retenus dans ce court article ont finalement beaucoup plus en commun qu’il n’y semble à première lecture. Cette communauté de ‘destin’ n’interdit pas de souligner pour chacun d’entre eux quelques uns des enjeux essentiels à relever à court voire à moyen terme.

Iran : ne pas oublier 2009 et le besoin de renouveau

Pour l’Iran, la requête d’être enfin reconnu comme un acteur disposant des attributs de la puissance et donc à terme, la possible possession du nucléaire comme arme de dissuasion, n’est plus un secret. Mais cela ne peut faire oublier les trois défis essentiels qui étaient au cœur des revendications des mouvements sociaux de 2009 : le premier est de renouveler la vision idéologique qui fonde la société iranienne contemporaine sans renoncer à l’ordre politique établi depuis la fin des années 70; le second est de redonner à une économie affaiblie par les diverses sanctions qui la frappent des capacités de production plus diversifiée et moins exposée aux liens entre oligarchie politique et prestataires économiques ; le troisième est la demande de la classe moyenne d’être plus impliquée dans les grandes orientations sociales et économiques. L’Iran a su préserver la vitalité de sa classe moyenne, vitalité qui sert le sentiment de fierté nationale auquel le régime ne manque pas de faire appel. Le régime pourra-t-il réaliser ce qu’il n’a pas pu/su faire en 2009, à savoir répondre par le dialogue aux demandes qui lui étaient adressées de la part de la société civile ?

Syrie : mais où en sommes-nous vraiment ?

La Syrie est-elle aujourd’hui totalement sortie de l’état de guerre dans lequel elle a vécu toute la décennie passée ? Cette question à laquelle il est encore difficile d’apporter une réponse ferme est pourtant essentielle. Pour le régime qui aura survécu comme pour ses alliés stratégiques, la réponse est en grande partie affirmative. Pour les puissances qui avaient posé l’impératif de départ de Bachar al Assad comme préambule à toute solution politique au conflit violent qui meurtrissait le pays, la réponse demeure essentiellement négative. Pour la Turquie, l’ambiguïté demeure. L’absence d’un consensus est dramatique pour les populations déplacées tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la Syrie, dramatique encore pour remettre l’économie sur les rails et s’atteler à l’immense chantier de la reconstruction des villes martyres comme Alep ou la remise sur pieds d’une infrastructure dévastée.

Soulignons ici un seul des nombreux défis : la transformation profonde de la sociologie et de la démographie syrienne du fait des années de guerre. Pour les pays voisins que sont la Turquie et le Liban, le temps est venu pour les déplacés ou réfugiés accueillis sur leurs territoires de reprendre la direction de leur patrie. Mais ces déplacés/réfugiés n’ont aucune certitude quant à leur capacité de réinstallation tout comme d’aucuns sont en droit de craindre l’accueil qui leur sera réservé de la part des autorités politiques. Où iront-ils réellement à leur retour en Syrie ? Et il faudra également estimer le pourcentage de celles et ceux qui partis ne reviendront plus et des compétences dont la Syrie se trouvera privée dès lors. Là encore, la classe moyenne qui était au cœur de la fabrique de la richesse économique syrienne risque de manquer à la reconstruction du pays.

Liban ou la crise perpétuelle

Depuis octobre 2019, le Liban est entré dans une zone de très fortes turbulences qui jour après jour détruit les fondements de cette société et l’entraîne dans un déclassement permanent dans tous les secteurs. La valeur de la monnaie nationale s’est effondrée réduisant les revenus des salariés à la portion congrue et entraînant à sa suite une perte considérable du pouvoir d’achat, perte que renforcent les mécanismes inflationnistes peu ou prou volontaires de la part des décideurs et/ou acteurs économiques. La décision des banques d’appliquer un contrôle sauvage sur les capitaux de leurs déposants en novembre de la même année et l’épuisement des ressources disponibles de la Banque centrale qui permettaient à celle-ci de soutenir les prix à la consommation de nombre de denrées et de services ont sonné comme le coup de grâce au leurre économique dans lequel le pays vivait depuis la fin des années 90.

L’impératif de réformes n’est donc pas un luxe. Les aides monétaires promises par la communauté internationale sont conditionnées par la production d’un plan et d’un agenda de réformes par les instances gouvernementales qui souvent font un pas en avant et trois pas en arrière comme pour encore et toujours protéger les ressources financières que le système effondré leur prodiguait. Sans oublier la volonté systématique d’éviter tout risque judiciaire pour celles et ceux qui ont commandé en quelque sorte l’effondrement général dont le Liban est aujourd’hui le théâtre. Le Liban connaît aussi des vagues de départ dans les secteurs cruciaux à son rétablissement. La perspective d’une sortie de crise n’est pas impossible, mais la confiance tant de la communauté internationale que des Libanais eux-mêmes dans la capacité des responsables politiques et financiers de vouloir entreprendre les réformes salvatrices nécessaires s’est très fortement dégradée. Le Liban s’enferme dans une aboulie attendant un miracle qui ne vient pas, ou pas assez vite. Pendant ce temps, le pourcentage de la population vivant sous le seuil de pauvreté explose, tout comme le chômage ou le sous-emploi de la population active.

De l’importance des classes moyennes

N’ont été dressés ici que des bilans très sombres parce que très partiels et trop rapides. L’avenir se joue avec une restauration de la fonction essentielle des « classes moyennes ». Sans celles-là, sans leurs demandes ou exigences, les inégalités structurelles de ces pays ne pourront que s’accroître et les attentes libérales devenir des éléments de langage sans efficacité concrète. Ces « classes moyennes » malmenées, dépouillées ou réprimées selon les divers moments des crises sont en réalité le seul salut pour un renouveau économique, social et politique de ces trois pays.

Par Christophe Varin