Plus de 100 000 migrants arrivés en Europe de Méditerranée depuis le début de l’année, 1850 noyés en traversant, la question de leur accueil mêle éthique et politique, conviction et responsabilité. Olivier Abel, philosophe et fondateur du Forum de Regardsprotestants, a interrogé Geneviève Jacques, la présidente de la Cimade, qui vient en aide aux étrangers.
Olivier Abel : D’un côté des chiffres – 100 000 migrants arrivés en Europe depuis janvier, 1850 morts noyés en traversant la Méditerranée -, de l’autre des mots terribles de légèreté. Comment la Cimade tient elle la tension entre l’éthique de conviction, qui de l’extérieur exerce une exigence critique à l’égard des politiques effectuées, et l’éthique de responsabilité, qui de l’intérieur de la gouvernance politique oriente ces choix vers le maximum supportable de partage humain ?
Geneviève Jacques : Les chiffres de ces tragédies s’alourdissent de jour en jour, et il ne faut pas oublier d’autres souffrances et d’autres morts qui se passent loin de l’attention médiatique, dans le désert du Sahara ou du Sinaï, dans l’enfer libyen ou le cauchemar des pays balkaniques. Souffrances et morts d’êtres humains contraints de fuir pour sauver leurs vies à la recherche d’un lieu pour vivre dignement. Les réponses égoïstes et frileuses des Etats européens face à cette réalité relèvent de l’indécence. Certains mots, certaines images qui dénient l’humanité et la vulnérabilité de ces hommes et de ces femmes qui viennent chercher protection sur notre continent sont à la limite de l’obscénité (de « l’invasion » aux fuites d’eau..).
A l’indignation causée par ces régressions politiques et éthiques, la Cimade s’efforce d’apporter trois types de réponses, comme toujours dans son histoire. D’abord, sur le terrain, aux côtés, du côté des personnes étrangères. Dans tous nos lieux d’accueil et de permanence, nous prenons le temps d’écouter et d’accompagner les personnes étrangères qui s’adressent à nous (plus de 100 000 par an) afin qu’elles puissent accéder à leurs droits et reprendre en main leurs vies bouleversées par la décision de l’exil et traumatisées par les drames sans fin du parcours. Ensuite, en interpellant les pouvoirs politiques pour dénoncer les dérives les plus inacceptables et apporter des propositions de changement d’orientation des politiques d’asile et d’immigration (à travers, par exemple, des actions de plaidoyer auprès des parlementaires au moment de l’élaboration des lois, comme c’est le cas en ce moment). C’est la connaissance de la complexité des histoires humaines que nous confient les hommes et les femmes rencontrés qui nous conduit à dénoncer toutes les politiques qui fractionnent les vies en enfermant les personnes en migration dans des statuts compartimentés, instables et précaires. C’est parce que nous sommes témoins directs des humiliations provoquées par une suspicion permanente de l’administration que nous nous insurgeons contre les discours qui intiment un devoir d’intégration aux personnes étrangères alors que les pratiques ne font que créer de la précarité, de l’instabilité, de la « désintégration ».
Enfin, la Cimade mobilise plus que jamais ses forces pour porter une parole de sens auprès de l’opinion publique. Dans le climat délétère actuel, il faut lutter contre les préjugés, déconstruire les mensonges et tenter de trouver les mots, de provoquer des rencontres humaines qui permettront aux silencieux, aux atterrés ou aux résignés de se remettre en mouvement pour contrecarrer les tendances néfastes de peur et de rejet de « l’autre ». C’est l’objectif en particulier de la campagne « valeur ajoutée ». […]