En d’autres termes, pensons-nous encore que le sacrifice d’un peu de nos singularités permettra de construire une Europe plus solidaire ?

À la veille des élections européennes, nous pouvons être inquiets de la montée en puissance des partis eurosceptiques voire anti-européens. Ces partis veulent ériger des murs et de nouvelles frontières. Ils font de la culture de la spécificité nationale l’unique porte d’entrée à une nouvelle prospérité et une nouvelle sécurité, en suivant cette fois un autre adage qui veut que charité bien ordonnée commence d’abord par soi-même.

L’union n’est plus la source d’une sécurité et d’une nouvelle liberté, mais un principe que certains possédants utilisent pour mieux asservir les masses populaires.

De Marx aux gilets jaunes

Ainsi Karl Marx contestait l’idée des droits de l’Homme parce que pour lui « l’homme » n’est pas le représentant de la classe ouvrière mais le bourgeois, un homme particulier qui accède au pouvoir. L’homme pour Marx est profondément déterminé à la fois par sa nationalité et surtout par sa classe sociale. Promouvoir l’universel, c’est faire croire au peuple qu’il pourra un jour accéder à l’opulence des riches.

Aujourd’hui les partis que l’on nomme populistes, ou récemment le mouvement des gilets jaunes, présentent l’Europe et ses institutions comme une énorme machine bureaucratique destructrice d’identités et incapable de résoudre la question des inégalités sociales.

Le particulier et l’universel

S’opposent aujourd’hui le particulier et l’universel et il semble que tout ce qui a été construit jusque là pour essayer de conjuguer l’un et le multiple s’écrase contre les murs et les frontières que l’on souhaite rebâtir.

L’enjeu de la philosophie occidentale depuis Platon a pourtant été de découvrir une unité au sein d’un ensemble de phénomènes qui se présentent dans leur multiplicité et leurs différences, au cours du temps et à travers l’espace. D’une certaine manière, ces pensées cherchaient à maîtriser le divers pour le tourner vers l’un. Si aujourd’hui l’universalisme est présenté comme un « totalitarisme » qui s’oppose aux droits de l’être singulier, il ne faut cependant pas oublier que c’est cette pensée, mise en acte politique, qui a permis de mettre fin aux guerres nationales qui ont ensanglanté l’Europe.

Du point de vue local à un point de vue global

Le sociologue Bruno Latour analyse très bien ce renversement de perspective en introduisant la notion de mondialisation plus et de mondialisation moins. Dans son ouvrage: Où atterrir ? il explique que passer d’un point de vue local à un point de vue global, « cela devrait signifier qu’on multiplie les points de vue, qu’on enregistre un plus grand nombre de variétés, que l’on prend en compte un plus grand nombre d’êtres, de cultures, de phénomènes, d’organismes et de gens ».

Cette intégration du particulier dans un principe universel, il la nomme « mondialisation plus » et il l’oppose à la « moins » où « une seule vision proposée par quelques personnes, représentant un tout petit nombre d’intérêts, limitée à quelques instruments de mesure, à quelques standards et formulaires, s’est imposée à tous ».

Une promesse d’universel possible ?

Après les années d’euphorie européenne, sommes-nous passés imperceptiblement de la mondialisation plus à la mondialisation moins ?

Les laissés pour compte de la mondialisation se replient frileusement sur leur « terroir » et sont traités d’archaïques et de réactionnaires par ceux qui, comme l’écrit Bruno Latour, « prêchent l’appel du grand large » mais qui ne prennent aucun risque car sur eux « vous verrez briller le parachute doré, soigneusement plié, qui les assure contre tous les aléas de l’existence. » (op. cit. p. 21).

La promesse d’universel s’avère aujourd’hui trompeuse parce que ses tenants ont trahi l’idéal cosmopolite pour ne retenir que l’extension d’un domaine particulier, celui d’une sorte de marché global auquel chacun devrait se soumettre. « Chacun de nous est prêt à s’extirper de son petit lopin de terre, mais sûrement pas pour se voir imposer la vision étriquée d’un autre lopin simplement plus éloigné », écrit encore Bruno Latour. Si la mondialisation « moins » l’a, semble-t-il, malheureusement emporté, il n’en demeure pas moins que l’homme a, comme le dit Hegel, « le désir de l’universel ». Pour l’auteur de la Phénoménologie de l’esprit, l’homme n’est pas d’emblée dans l’universel, mais il ne peut y accéder qu’au travers de toute une série d’étapes au cours desquelles il lui faut se dépouiller de sa finitude et de sa particularité. Il n’y parvient qu’à travers l’inquiétude et l’angoisse, ce qui le distingue radicalement de l’animal.

Comme le fait remarquer Hannah Arendt : « L’universel qui a si longtemps préoccupé la philosophie dans son mode de connaissance pure, doit donc être placé dans un rapport réel à l’homme. »

Repenser l’universel

La tâche de la pensée aujourd’hui serait donc de repenser l’universel sur les ruines de l’universel fourvoyé.

Il convient alors de rassurer l’homme angoissé par le grand tout totalisant en redonnant à l’appartenance sa dimension politique. L’appartenance est importante en ce que les membres d’une communauté politique se doivent l’un à l’autre. La première chose qu’ils se doivent est une certaine assistance communautaire. Comme le dit Michael Walzer : « L’assistance communautaire est importante car elle nous apprend la valeur de l’appartenance ».

« Nous nous rassemblons, nous signons le contrat social, afin de pourvoir à nos besoins, l’un de nos besoins est celui de la communauté elle-même », écrit-il. Vivre une communauté engagée dans un projet universel, c’est ce que défend Bruno Latour dans une interview au journal Le Monde (20 juillet 2018) au sujet de l’écologie : « Ma solution est grossière mais elle est à la mesure de l’urgence : arrêtons un moment de parler d’écologie, de nature, de salut de la planète, de protection de la biosphère. Pourquoi ? Parce que cela renvoie toujours à quelque chose d’extérieur, quelque chose que l’on considère comme à travers une vitre, qui nous concerne peut-être, mais à la marge. Vous aurez remarqué qu’il en est tout autrement dès qu’on parle de territoire. Si je vous dis :  » Votre territoire est menacé « , vous dressez l’oreille. Si je vous dis :  » Il est attaqué « , vous êtes tout feu tout flamme pour le défendre. »

Construire une communauté ouverte sur un monde multiple ne pourra se faire sans prendre en considération les besoins de l’homme singulier qui peut légitimement s’angoisser ou souffrir du risque d’indifférenciation. Pour bâtir une réelle solidarité européenne et redonner un sens à l’aspiration universelle, il est nécessaire de partir du concret de l’attachement sans l’abstraire dans des notions complexes et englobantes. Pour donner du poids à l’idée européenne, peut-être faut-il recomposer l’attachement local ?

  • Pour aller plus loin :
    Bruno Latour, Où atterrir ? Paris, La Découverte
    Hannah Arendt, Qu’est-ce que la philosophie de l’existence ? Paris, Rivages Poche, 2002
    Michael Walzer, Sphères de justice, Paris, Le Seuil, 1983