“Quand on arrache un arbre en n’emportant que ses racines, comment faire pour le mettre ailleurs sans qu’il meure ?” Les mots de Yaqub claquent comme une évidence. En 2013, alors que l’entreprise où travaille Nadia, comptable, subit une attaque terroriste, le couple décide de quitter Damas devenue invivable. “Nous étions cinquante employés, la moitié a péri lors de cette attaque où j’ai moi-même été blessée”, raconte Nadia. Yaqub, son mari, est cuisinier dans un cinq étoiles de la capitale, qui tourne au ralenti depuis le début du conflit en 2011. Comme Nadia a un frère installé en Suisse depuis dix ans, le couple et deux de ses trois enfants – 25 ans et 18 ans – déposent une demande de « regroupement familial » à l’ambassade de Suisse à Beyrouth. A ce moment-là, leur troisième fils, 23 ans, est engagé dans l’armée syrienne et ne peut partir avec eux. Il sera sous les drapeaux durant six ans et finira par déserter pour rejoindre les siens en Suisse lors un périple de plusieurs semaines à pied à travers l’Europe.

En 2013 à Beyrouth donc, l’obtention d’un visa humanitaire pour les Syriens se fait sans trop de problème. Entre les frappes aériennes et les attentats terroristes, la population vit un enfer. Nadia et Yaqub reçoivent, eux aussi, le sésame vers la paix. Le hic, c’est que l’asile qu’ils demandent à leur arrivée en Suisse va leur être refusé. “Nous n’avons pas exagéré notre situation, ni menti sur les dangers encourus, nous avons juste raconté notre réalité.” Celle-ci n’était-elle pas suffisamment dramatique ? “On s’est aperçu que, en Suisse comme en Syrie, le fait que l’on soit chrétiens signifie que l’on a été protégés par le régime d’el-Assad. Il n’y a rien de vrai dans cette histoire, mais c’est ce qu’a fait croire le président à l’Europe christianisée.”

“On est plus discriminés en Suisse qu’on l’était en Syrie par les musulmans.”

Avec le permis F qu’obtient la famille, les trois enfants se lancent rapidement dans une formation et travaillent, mais ce n’est pas le cas des parents. Hormis quelques petits boulots, le couple, âgé aujourd’hui de 55 et 62 ans, ne trouve pas d’emploi fixe. “Et ce n’est pas faute de chercher”, soupire la traductrice qui les connaît de longue date. L’aide aux réfugiés les soutient à raison de Fr. 340.- par personne – 310 e -, en mettant à leur disposition un studio et l’accès aux soins médicaux. Quand on sait qu’un café au bistrot coûte environ Fr. 3.50 – 3.20 € – on comprend que chaque franc compte.

Pour Nadia et Yaqub, il n’y aura pas de retour au pays. “Le fait que notre fils ait déserté nous mettrait en danger si nous retournions en Syrie.” Quant à savoir si, parfois, ils regrettent d’être partis, Nadia répond prestement : “Nous avons mis un trait sur le regret pour l’avenir de nos enfants.” Les années ont beau passer, on parle souvent de Syrie chez eux : de la famille élargie restée au pays, des frères et sœurs, des cousins cousines. “Nos familles nous manquent terriblement”, soufflent-ils en chœur. Des proches avec qui le contact est vivant, grâce aux réseaux sociaux. Certains leur prêtent une vie de pacha dans un pays de nantis… “Avant de venir, on imaginait la Suisse comme le top du top, avouent-ils. Mais on a été surpris, il y a beaucoup d’injustices, de personnes étrangères qui profitent du système. On est plus discriminés en Suisse qu’on l’était en Syrie par les musulmans. Ici, l’intégrisme est plus important qu’au pays.” Baume sur leur cœur, Nadia et Yaqub sont devenus grands-parents d’un petit Louis, deux ans. Et c’est un peu comme si un peu de bonne terre les invitait à y plonger leurs racines.

Par Sylviane Pittet