Après 12 ans de formation, 6 ans de fonctions hospitalo-universitaires au CHU de Toulouse et 27 années passionnantes de chirurgie thoracique et cardio-vasculaire à la clinique Pasteur de Toulouse, j’ai proposé cette longue expérience à l’ONG Médecins Sans Frontières (MSF) qui m’a confié 10 missions de 6 semaines chacune entre 2015 et 2023, après mon départ à la retraite.

La rencontre avec l’Afrique

En 1974, avec mon épouse Claire, nous avons vécu une expérience fondatrice en passant 15 mois dans un hôpital situé au fin fond de la forêt équatoriale camerounaise, au titre du service militaire à la coopération.

Cette aventure, qui a tissé en nous des liens très profonds avec l’Afrique et les Africains, a incité MSF à me confier deux premières missions à Bangui en 2015 (République centrafricaine) puis à Rutshuru dans le nord-est de la République démocratique du Congo début 2016 (province du Nord-Kivu qui fut dévastée en 1994 lors du génocide rwandais voisin et qui reste en proie à des troubles graves).

Réparer les blessures des guerres

En juin 2016, MSF me propose alors une formation spécifique, à Londres durant une semaine, à la chirurgie dite « en milieu précaire » qui est en fait, très souvent, la chirurgie de guerre. J’y apprends à traiter les traumatismes de guerre (balles, éclats, plaies par armes blanches) qui nécessitent une prise en charge très particulière qui n’avait pas fait l’objet d’une formation spécifique durant mes études. Depuis les attentats de 2012 puis 2015 en France, le cursus des jeunes chirurgiens comporte une telle formation, devenue malheureusement indispensable.

Elle porte le nom de « chirurgie de contrôle des dommages » et implique une stratégie spécifique en deux temps voire davantage : prise en charge par une intervention très rapide à l’arrivée (60 à 90 minutes maximum) pour stopper les hémorragies, traiter les lésions qui menacent immédiatement la vie du blessé, retirer les tissus mortifiés et laver les plaies souillées.

Une plaie par balle ne doit jamais être refermée immédiatement. Le blessé est alors admis en réanimation pour y être stabilisé pendant 24 à 48 heures (transfusions, perfusions, réchauffage), puis réopéré secondairement en situation stable afin de procéder au traitement si possible définitif des lésions.

Cette stratégie, mise au point lors des guerres de Corée et du Vietnam, a depuis fait ses preuves et sauve des vies chaque jour sur les multiples terrains d’affrontement à travers le monde. Elle est contrintuitive dans le cadre d’une chirurgie « normale » où l’on œuvre d’ordinaire pour assurer une intervention d’emblée complète, en un seul temps, quitte à ce qu’elle dure plusieurs heures.

Il y a toujours une guerre en cours à travers le monde

Muni de ces connaissances nouvelles, MSF m’enverra 10 fois en mission à travers le monde : Aden au Yémen fin 2016, Mossoul en Irak en juin 2017, lors de l’assaut final contre l’État islamique où l’équipe échappera par miracle à des tirs ciblés. Puis Erevan en Arménie pour une mission de chirurgie programmée de la tuberculose pulmonaire en 2018. L’année 2019 me verra en Palestine dans la bande de Gaza, puis retourner à Rutshuru au Congo et à Aden au Yémen. Mes deux dernières missions auront lieu à Port-au-Prince en Haïti en 2021 et 2022.

Un bilan humain très riche et transformateur

Je retiens de ces 10 missions en milieu hostile et dangereux, outre l ’aspect technique et l ’intérêt majeur de partager des expériences si diverses, une aventure humaine exceptionnelle fondée sur les rela- tions que j’ai eues avec les opérés, bien sûr, mais aussi avec les populations locales, avec tous les membres de MSF, expatriés ou citoyens du pays.

Cette action humanitaire m’a donné une meilleure connaissance de la situation réelle de notre monde, bien loin du calme « relatif » de notre Europe. Après avoir, avec d’autres, failli mourir à Mossoul, ma conscience de la fragilité et du caractère précieux de la vie en a été renforcée.

Mi-juin 2022, au retour de ma seconde mission en Haïti, j’ai décidé de mettre fin à mon action avec MSF pour des raisons familiales et personnelles : à 73 ans, j’ai considéré qu’il était temps d’arrêter en constatant le déclin progressif de ma résistance physique à des missions très fatigantes et le fléchissement de ma technique.

Il m’est apparu alors souhaitable et sain de revenir sur cette expérience en analysant les questions qu’il m’est arrivé de me poser, et de poser à d’autres, au cours de ces 7 années.

Si l’action humanitaire se conçoit aisément et très naturellement face à des catastrophes naturelles, je m’interroge sur d’autres aspects de cette action, particulièrement en zone de conflits armés…

Une neutralité médicale pas toujours respectée par les belligérants

La neutralité : systématiquement rappelée par les responsables de projet sur place, elle est à priori indispensable et devrait constituer une protection. Mais elle peut se révéler en réalité une menace dans certains contextes lorsque les belligérants ne peuvent pas accepter que l’on prenne soin du camp adverse. Corollairement, les soins sont apportés « sans distinction » aux belligérants : ils nécessitent une protection contre des « raids punitifs » que nous avons eu à subir, mais surtout, ces soins « remettent dans le circuit » des non-repentis qui retourneront accomplir leurs exactions dès que possible (Haïti). J’ai pu constater parfois une « compétition » entre diverses ONG de dimensions mondiales pour être au plus près des populations mais aussi du danger (Mossoul, Gaza).

La neutralité politique pour soigner l’humain avant tout

Prendre en charge totalement la santé dans une région revient parfois à cautionner, à entretenir l’incurie, et même la corruption des autorités locales : (Centrafrique, Congo, voire Gaza). Donc, ne pas s’établir localement et savoir se retirer après un certain temps (Arménie), mais parfois cela oblige à revenir (Congo) et ceci, souvent, dans de moins bonnes conditions.

Au premier degré, l’action humanitaire chirurgicale en zones de conflits armés apparaît légitime, indispensable et généreuse… Mais le second degré impose de s’interroger sur certaines conditions de cette action et sur ses finalités dans les contextes de guerre ou de violences extrêmes !

Quoi qu’il en soit, je me dois de remercier MSF de m’avoir permis une telle expérience.

Par le Dr Michel Sauer, chirurgien cardio-vasculaire retraité (10 missions en 7 ans pour MSF)