Les protestants n’ont pas à rougir de leurs œuvres : l’aide aux personnes démunies n’a cessé, depuis deux siècles, de se réinventer. Après un siècle de clandestinité et de persécutions, elle renaît au début du 19e siècle dans le cadre de la pacification religieuse napoléonienne. Alors que monte la « question sociale », sur fond d’industrialisation et d’urbanisation, et que les catholiques pratiquent souvent le tri et le prosélytisme dans leurs bénéficiaires, une nouvelle génération d’œuvres apparaît. Elles sont éducatives (on connaît le scoutisme, mais les protestants sont aussi, avec les « salles d’asile », à l’origine des crèches), sanitaires (floraison de dispensaires, foyers, hospices et infirmeries ; création en 1841 des Diaconesses de Reuilly), d’aide aux handicapés et aux incurables (dont l’asile de La Force, fondé en 1848 par John Bost en Dordogne) ou plus directement d’assistance aux pauvres.
Une charité conditionnelle
Pour ce, les paroisses réformées développent sous la Restauration (1814-1830) des diaconats et œuvres charitables. Lyon en 1821, Paris en 1825, Rouen en 1826… se dotent de « Sociétés de bienfaisance des dames protestantes », à la demande du consistoire et/ou à l’initiative du pasteur ou d’un notable.
Dans certaines villes (ainsi Lyon), le diaconat (tenu par des pasteurs et des diacres) et les associations de dames sont distincts, mais tous deux sous la tutelle du Conseil presbytéral ; dans d’autres (ainsi Nîmes) n’existe qu’un seul organe. Des secours – le plus souvent des bons de pain, de légumes, de vêtements et de charbon, mais aussi des prêts – sont distribués aux pauvres de passage et aux travailleurs momentanément sans ouvrage (domaine des hommes), ainsi qu’aux vieillards et infirmes (domaine des femmes).
Le tout financé par l’organisation de quêtes, ventes, fêtes, loteries… mais aussi les dons et legs. Comme les catholiques, les protestants se centrent sur leurs coreligionnaires ; leur charité est conditionnelle (être baptisé, assister au culte, envoyer ses enfants à l’école biblique…) et contrôlée (développement des « visiteurs des pauvres » à domicile).
Christianisme social
À partir des années 1870, la France est en « Grande dépression » et en mutation économique – du rural vers l’urbain, et de métiers vieillissants vers une nouvelle industrialisation. Le chômage croît et s’ancre. Dans ce contexte, mais aussi dans celui des mouvements de Réveil et des lendemains de la Commune, se développent le « christianisme social » et de nouvelles œuvres. En 1872, le pasteur écossais Robert MacAll crée à Paris la Mission populaire évangélique, qui essaime rapidement : en mêlant évangélisation, bibliothèques, ouvroirs pour femmes, dispensaires pour malades, écoles du jeudi et du dimanche pour enfants, mais aussi foyers du soldat ou Croix-Bleue (lutte contre l’alcoolisme ouvrier), elle est précurseur des centres sociaux. Tandis que l’Armée du Salut, fondée en 1865 à Londres par William Booth, s’implante en 1881 en France – avec ses célèbres « soupes », qui amènent avec elles, selon la devise de l’organisation, le « savon » et le « salut ».
L’« assistance »
Au début du 19e siècle, les protestants accueillent avec plus d’ouverture que les catholiques la loi de séparation des Églises et de l’État. Les diaconats et sociétés de dames doivent prendre leur indépendance : en 1906 à Paris, ils donnent naissance à l’actuel Centre d’action sociale protestant (CASP) ; en 1906 à Bordeaux et 1907 à Valence, aux deux grands diaconats qu’on connaît aujourd’hui. Ces années sont aussi celles des premières grandes lois républicaines d’assistance (aux indigents malades ; aux vieillards, infirmes et incurables ; aux enfants ; aux femmes en couches et aux familles nombreuses), contraignant les œuvres confessionnelles à des repositionnements et, souvent, des replis – mais aussi à l’invention du travail social, avec des liens outre-Manche et outre-Atlantique, et un rôle très actif des femmes protestantes.
Les années 1930 et 1940
Face à la crise des années 1930, les protestants des paroisses s’activent en soupes populaires et « placements » (mise en relation d’embaucheurs et de chômeurs), tandis que l’Armée du Salut multiplie les centres d’hébergement (Palais de la femme et Palais du Peuple en 1926, lancement en 1929 de la Cité de Refuge puis de la résidence Catherine-Booth) et que la Mission populaire crée le mouvement de vacances pour enfants Soleil et Santé (1931).
La Seconde Guerre mondiale est marquée par la création en 1939 de la Cimade, Comité inter-mouvements auprès des évacués – qui aide les luthériens d’Alsace fuyant l’avancée allemande et installés dans des camps. Rapidement, ces lieux seront reconvertis en points de départ vers les camps nazis. La Cimade y reste et devient résistante, puis se transformera en celle qu’on connaît aujourd’hui – au chevet des déplacés et réfugiés, puis, plus tard encore, des sans-papiers.
Vers d’autres champs
Durant les Trente Glorieuses, l’activité protestante se déplace vers les personnes âgées, principales pauvres d’alors (d’où les nombreuses créations de maisons de retraite, foyers et aides à domicile, toujours actives aujourd’hui) et les infirmes. Elle sombre parfois dans une lente décrue : l’association lyonnaise, qui prend alors pour sous-titre « entraide », ne compte plus que quatre ou cinq bénévoles actifs, et guère plus d’une trentaine « d’assistés » annuels. Mais les protestants sont inversement en pointe dans les droits des femmes (création en 1956 de la Maternité heureuse, qui devient en 1960 le Planning familial) ; et à l’origine de la création, en 1960, de SOS-Amitié (écoute téléphonique aux personnes seules et/ou angoissées). Après Mai 68, ils entrent en ébullition militante.
L’« entraide » protestante
Depuis la crise économique des années 1970, la France a plongé dans une longue ère de chômage de masse et de précarité de l’emploi. Les plans pauvreté-précarité, votés en urgence par le gouvernement en 1983-1984 puis reconduits annuellement, permettent la revitalisation de nombreuses Entraides en sommeil – et la création en 1985 d’un organe fédéral, la Fédération de l’entraide protestante (FEP), rassemblant les œuvres protestantes du secteur sanitaire et social. C’est donc paradoxalement au moment où elles adoptent pleinement le terme d’« entraide » (initialement aux coreligionnaires) qu’elles s’ouvrent très largement à une diversité de publics, en particulier d’origine musulmane. Depuis, la croissance continue du nombre de personnes sans domicile conduit certaines à devenir des incontournables régionaux, ainsi les diaconats de Bordeaux et Valence. D’autres se recentrent sur les étrangers et réfugiés, comme l’Entraide Pierre-Valdo à Lyon, et développent des centres d’accueil pour demandeurs d’asile (CADA).
Il serait cependant réducteur de ne chercher les protestants que dans « leurs » œuvres. Ils agissent aussi au quotidien, de façon souple et informelle, pour la solidarité. On en trouve d’autre part, y compris à des postes dirigeants, dans des associations catholiques, œcuméniques ou aconfessionnelles. Autant de façon de s’engager et faire vivre, discrètement mais sûrement, des valeurs et des pratiques.