À nul doute, l’avis 139 du CCNE fera date. D’abord, parce que les membres du Comité ouvrent la possibilité d’un suicide assisté et d’une euthanasie aux « personnes souffrant de maladies graves et incurables, provoquant des souffrances réfractaires, dont le pronostic vital n’est pas engagé à court terme, mais à moyen terme » (p. 29). Pour des raisons d’égalité, ils estiment impossible alors de refuser l’euthanasie à des « personnes atteintes d’une maladie grave et incurable, évolutive, mais conservant leurs capacités de discernement, et dont le pronostic vital n’est pas engagé à court terme mais à moyen terme » ; des personnes qui ne sont « pas en capacité physique de se suicider », malgré leur désir de le faire, exprimé de façon constante et répétée.

L’autonomie

Les membres du Comité sont conscients de franchir ainsi une ligne décisive : « l’interdit de donner la mort est un principe fondateur pour la société tout entière » ! (p. 25) Mais, tout en acquiesçant à la demande sociétale, certains membres du Comité soulignent le paradoxe à réclamer l’euthanasie ou le suicide assisté au nom d’une autonomie, d’une indépendance du sujet alors même que cette mort sollicite de facto l’aide ou l’action d’un tiers (p. 30). Et ils ont raison. Preuve que la vie humaine, d’un bout à l’autre, est une vie vécue dans l’interdépendance. Nous sommes dépendants des autres et de cet Autre qu’est Dieu. L’indépendance est au mieux une chimère, au pire une idolâtrie. C’est ainsi qu’en parle la Bible. Si elle valorise le sujet, le constitue par une parole adressée, d’Abraham (« va vers toi », Genèse 12,1) à Zachée (« il faut que je demeure chez toi », Luc 19), l’Écriture dénonce l’orgueil de l’humain qui le conduit à s’ériger en un être autonome, fixant lui-même ses lois (autos, en grec signifie « lui-même » et nomos renvoie à la « loi »). Cette autonomie est le propre d’un homme qui se rêve et se conçoit comme un dieu sur son petit monde, maître de sa vie et de sa mort, et de la vie et de la mort des autres.

L’inutilité

En outre, le CCNE pointe un des autres risques majeurs de cette ouverture : stigmatiser les personnes âgées, fragiles et/ou vulnérables (cf. p. 27, 32, 39). Elle risque de renforcer leur sentiment d’inutilité, leur faire croire qu’ils sont une « charge » (économique, familiale) pour la société et pour leurs proches. Et, là aussi, les éthiciens ont raison. Beaucoup, déjà, envisagent cette « sortie » pour cette raison. La société est tellement devenue utilitariste, a tellement insisté sur le travail et la rentabilité/l’efficacité des personnes, qu’au chômage ou à la retraite, elles développent une sorte de « culpabilité à vivre » pour « rien ». Oui, il est à craindre que l’ouverture puisse, effectivement, les pousser à demander le suicide assisté et/ou l’euthanasie… Il convient d’affirmer qu’aucune vie n’est inutile. Que nos corps sont tous des « temples » pour l’Esprit de Dieu. Il y fait sa demeure de notre premier souffle jusqu’à notre dernier.

L’accompagnement

Huit membres du CCNE, tout en partageant les analyses et les constats de leurs collègues, n’ont pu se résoudre à signer le texte. Ils s’en expliquent dans un texte signé notamment par la théologienne protestante Marion Muller-Colard. Ils estiment que le moment n’est pas venu pour cette ouverture. Les conditions ne sont pas remplies : la loi Claeys-Léonetti de 2016 n’a pas été évaluée, la sédation profonde terminale n’est pas pratiquée par toutes les équipes, les directives anticipées ne sont que très rarement remplies et, de manière générale, le système de santé de notre pays est dans un état catastrophique. Il n’y a, par exemple, que 152 unités de soins palliatifs (26 départements en sont dépourvus !). Le nombre total de lits fléchés « soins palliatifs », en unités dédiés ou en hôpitaux (LISP), atteint péniblement les 7 500 (chiffres de 2019). Un tel dispositif ne permet pas de couvrir toutes les demandes et toutes les attentes (il en faudrait 3 à 4 fois plus).

Aujourd’hui, bien plus que d’une loi « donnant et garantissant le droit à une fin de vie libre et choisie », la France a besoin que l’État investisse dans la santé : en bâtiments, en équipement et en personnel, dans les hôpitaux, les Ehpad, la formation du personnel soignant (aucune chaire en soins palliatifs, par exemple, malgré la création du poste), leur emploi (actuellement, il y a 1,6 médecins en moyenne pour 10 lits quand il en faudrait 3 ; 7,2 infirmiers·ères au lieu des 9 attendus ; et 6,8 aides-soignant·es pour 10 nécessaires) et leur reconnaissance. Certes, l’accompagnement des personnes par des humains à un coût certain mais l’humain n’a pas de prix ! Chacun·e a le droit d’être accompagné·e dignement à la fin de sa vie ! La dignité n’est pas dans la mort mais dans le regard que l’autre pose sur moi, et notamment le regard de cet Autre qu’est Dieu. Le protestantisme est convaincu que « la dignité est intrinsèque à toute personne parce que créée à l’image de Dieu ; elle ne s’acquiert, ni ne se perd ». Le surplus d’humanité dont parlait le président de la République, Emmanuel Macron, est sans doute là : dans la présence certaine d’un accompagnement humain et non dans une loi garantissant mon autonomie et célébrant mon indépendance.