Dans l’histoire, la violence est le grand thème qui irrigue et nourrit les mythes et cultures, religieuses ou non, sans pour autant prétendre l’expliquer, l’excuser ou la justifier : ainsi en est-il du meurtre d’Abel par Caïn au sein de la toute première fratrie, tel que relaté dès le début du livre de la Genèse.
Les religions, comme les idéologies athées, peuvent être sources de violence
Parce que la violence est au cœur de l’homme, elle s’exprime déjà dans l’intimité de la vie familiale, se répercute vite dans le groupe social, entre les clans, les nations, les supporters. Les lois – depuis la plus fondamentale « Tu ne tueras pas » –, les codes, les chartes, et même les pactes, pourtant censés assurer l’ordre social, n’en ont pas supprimé l’occurrence. Pis encore, en représentant et renforçant les institutions, certaines lois sont susceptibles de générer à leur tour un autre type de violence, légale cette fois, mais source d’humiliation, de ressentiment, colère, frustration, haine, entretenant une spirale infernale d’animosité, d’agressivité, de représailles, vengeances, guerres…
La plupart des grandes religions se sont discréditées via leurs institutions ecclésiales, par des faits d’une violence inouïe, d’une brutalité terrible, d’intolérances, de massacres, de soumissions ou d’exclusions… pensons aux croisades, aux courants d’islamisation, à l’Inquisition, aux abus sexuels, aux guerres et génocides, passés et présents. Toutes les grandes religions sont concernées…
Oui, les détracteurs athées ont raison quand ils dénoncent les religions-institutions, leur débauche de violence, leur manquement à leur message spirituel d’amour et de paix ! Et les religions ont probablement raison de commémorer les heures noires de leur histoire, non pour entretenir une victimisation mais pour entreprendre un cheminement spirituel nommant leur violence, seule voie du pardon, voire de la réconciliation. D’un autre côté, les grandes idéologies athées ont, elles aussi, été violentes, expédiant dans de sinistres camps de « rééducation » des millions de personnes.
Enfin, la revendication d’une laïcité mal comprise, qui vise à supprimer à tout prix la religion de l’espace public en la reléguant au seul domaine privé, est tout aussi susceptible d’engendrer une violence, spirituelle cette fois, une humiliation, une atteinte profonde de soi…
La lutte contre la violence a un sens spirituel et fait se questionner nos Églises chrétiennes
Et pourtant, le message du christianisme est fondamentalement un message de paix. La vocation première du christianisme est de lutter contre la violence et toute forme d’injustice, « Je vous donne ma paix1 », « Bienheureux les artisans de paix2 », annonçait le Christ. Et rappelons-nous la feuille de route qu’Il nous a donnée : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu […] et ton prochain comme toi-même3 », fût-il ton ennemi4 .
Lutter contre la violence, la désarmer en quelque sorte, donnerait alors un sens spirituel à un décentrage de soi pour s’accueillir et accueillir l’autre : le considérer comme mon prochain, à aimer comme moi-même, c’est vivre et devenir témoin de cet amour de Dieu, c’est devenir acteur engagé de ce message de paix.
De nombreuses grandes œuvres caritatives et mouvements pour la paix sont d’inspiration chrétienne : pensons aux hôtels-Dieu, aux actions et marches non violentes entreprises par les mennonites ou Martin Luther King, mais aussi à l’ACAT5 , à l’accueil des réfugiés et des plus vulnérables par les entraides.
Désamorçons la violence
Oui, la violence devrait faire se questionner l’Église, en tant qu’institution, mais aussi nos organisations protestantes, composées d’hommes et de femmes, de professionnels et de bénévoles, de bénéficiaires et d’administrateurs qui travaillent, se connectent, interagissent… unis dans une même lutte contre la violence sociale. Comment garder le cap, donner un sens spirituel à notre vie, nos actions, notre engagement, pour ne pas laisser germer la graine de violence, inhérente à notre condition d’hommes pécheurs, présente en chacun de nous, parfois en miroir de la violence de l’autre ?
Nous ne devrions jamais céder à la fatigue ou au manque de temps pour excuser ou justifier tout abus de pouvoir : isolements, brimades, contentions, paroles ou gestes brutaux dans un établissement de soins, un Ehpad, un lieu de détention, ni faire l’économie d’une réflexion toujours renouvelée sur la bientraitance.
Le message du Christ apporte des solutions
Tous les moyens sont bons, dès lors que chacun partage le sentiment d’une responsabilité réciproque : de la médiation à la bonne gestion des ressources humaines et à la prévention des risques de burn-out, de l’écoute bienveillante aux techniques de communication non violente… Jésus a préconisé de tendre l’autre joue, autrement dit de mettre de « l’autre », de l’altérité, de la créativité, dans nos réactions. Nous sommes invités à renoncer au principe de proportionnalité évoqué dans la loi du Talion6 , car elle pourrait n’être que la manifestation d’une pulsion de peur, mépris, colère, voire de vengeance ou de représailles. Tendre l’autre joue, face à la violence, conteste, interpelle l’auteur du geste ou de la parole violente : serait-il capable d’être « autre » ? En somme, détecter la détresse, accueillir et accompagner la violence exprimée permettrait de résister à l’engrenage de la violence… Y aurait-il en filigrane le terme « entraide » ?
Mais ne soyons pas naïfs ! Chacun sait (et particulièrement les éducateurs des foyers d’accueil) combien il peut être difficile de subir, de détecter ou de désamorcer certaines violences physiques, certains harcèlements et endoctrinements au sein même des établissements ou via les réseaux sociaux. Le recours à l’humour, aux groupes de parole avec les personnes accueillies, peut susciter l’adhésion à l’élaboration d’un projet et d’une charte de vie commune, et contenir la violence.
Parce que la violence a à voir avec la relation de l’homme à lui-même et à son semblable, à sa reconnaissance, à la représentation que l’on se fait de lui, au désir de pouvoir ou de domination, et ce, jusque dans les activités de loisirs (films et jeux vidéo, sports…), il nous faudrait sans cesse repenser l’autre comme un prochain, un autre soi-même…
Désarmer la violence suppose de faire confiance au prochain, de ne pas l’enfermer dans son statut d’adolescent ou d’adulte violent, de ne pas lui coller une étiquette de « demandeur » : de soupe, d’asile, d’insertion, d’éducation… Montrons-lui plutôt combien nous sommes, nous aussi, demandeurs et redevables de son regard, de sa réponse, de son sourire désarmant… de son partage d’humanité. Il n’y a pas de moi sans toi.
Par Nadine Davous, médecin des hôpitaux, coordinatrice d’un espace éthique hospitalier
1 Jean 14.27. 2 Matthieu 5.9. 3 Matthieu 22.37-39. 4 Matthieu 5.44. 5 Action des chrétiens pour l’abolition de la torture. 6 La loi du Talion, « Œil pour œil, dent pour dent », constitue un progrès décisif dans l’exercice de la justice en introduisant le principe de proportionnalité. Ainsi celui qui s’est fait voler trois moutons par son voisin ne tuera pas ses fils en représailles.