Entre les pharisiens et sadducéens qui savent « discerner l’aspect du ciel » mais pas « les signes des temps , et le « spectateur » de Kertész qui ne sait pas « à quoi il faut veiller », et surtout depuis, que s’est-il passé ? L’« inflation informationnelle », la « perte de valeurs communes » et le « rythme effréné des mutations contemporaines » ont, pour Jean-Paul Sanfourche, rendu notre monde « illisible » et donc « inhabitable ». Il plaide, à la suite de Ricœur, « pour une éthique du discernement », une « attention aux signes discrets qui traversent nos vies, reconfigurent nos existences, qui révèlent des profondeurs inattendues ».
«Vous savez discerner l’aspect du ciel, et vous ne pouvez discerner les signes des temps ?», (Matthieu 16,3)
«À quoi faut-il faire attention ? demande timidement ma voix intérieure inquiète, hésitante. Je ne sais pas à quoi il faut veiller», Imre Kertész (1).
Il m’arrive – comme beaucoup sans doute – de ne plus savoir ce «à quoi il faut veiller». De ne plus en avoir la force, ni le désir, ni même les ressources. Cette citation de Kertész résonne profondément dans le contexte contemporain. Notre époque confuse, où l’inimaginable devient possible, semble de plus en plus illisible. Elle dit cette inquiétude, cette incertitude existentielle, face à un monde où, dans une mutation rapide, les repères traditionnels s’effritent. Où la quête de sens est un défi, celui de la compréhension éclairée, puisque les rares certitudes auxquelles nous restons fidèles, que nous croyions établies, sont sans cesse remises en question. Les signes se multiplient, sans clarté apparente. Sommes-nous encore capables de cette vigilance humble et lucide à laquelle Kertész semble nous inviter ? Pouvons-nous encore – pour éviter le pire – scruter les événements dans leur folle accumulation, y chercher avec le peu de discernement qui nous reste des significations profondes et agir avec responsabilité ? « Signes des temps »: notion empruntée à la théologie chrétienne qui invite à la lecture attentive des événements, pour ne pas dire les incessants soubresauts, contemporains. Les crises actuelles – quelle que soit leur nature – portent en elles des enseignements sur l’état de notre monde et de notre humanité. Mais lesquels ?
Une question fondatrice
Jésus pourrait nous adresser le même reproche qu’il fait aux pharisiens et aux sadducéens, car nous ne savons pas non plus reconnaître les signes spirituels (ou prophétiques) qui habitent notre époque. Plus les «signes du ciel» sont (de mieux en mieux) mesurés grâce à une météorologie technique, et plus nous manquons de discernement spirituel. C’est la portée actuelle de cette citation qui nous importe. Car le reproche ironique de Jésus nous concerne, nous qui nous contentons de jugements superficiels sur le monde, sans en discerner la dimension spirituelle, morale, voire prophétique, ne serait-ce qu’au plan historique. Souffririons-nous d’une cécité spirituelle qui nous détournerait de toute responsabilité collective ? Ceux, aujourd’hui, qui prétendent parler au nom du peuple savent-ils lire l’époque dans laquelle ils vivent ? Nos experts savent aujourd’hui expliquer les phénomènes climatiques, économiques ou technologiques, mais ces compétences techniques semblent paradoxalement renforcer une incapacité croissante à interpréter le sens des mutations profondes du monde. La parole de Jésus rapportée en Matthieu contient une question fondatrice toujours d’actualité: comment lire notre époque avec intelligence ? Avons-nous développé une telle maîtrise technique que nous en avons perdu la capacité à en discerner le sens profond ? Mais chercher à donner un sens au monde devient de plus en plus difficile et désespérant. « À quoi faut-il faire attention ? »
La difficulté de lire « les signes des temps ». Un aveuglement collectif
La tâche est ardue. L’inflation informationnelle est le premier obstacle majeur à la lecture des signes des temps. C’est «un poison qui, littéralement, désinforme». Jamais dans l’histoire les hommes n’ont tant été exposés au flux continu d’informations. Tout est disponible, partout, et tout le temps. «L’époque réclame de ses citoyens qu’ils soient informés, lucides, vigilants, mais leur refuse en échange les conditions de cette lucidité» (2). Cette profusion n’est donc pas synonyme de clarté. Au contraire, elle engendre une confusion des repères. Fragmentées, sorties de leur contexte, déformées par des logiques idéologiques, trop souvent émotionnelles, les informations se mêlent aux fake news, les faits bruts aux opinions, le structurel au conjoncturel. Hiérarchiser devient impossible, interpréter l’est aussi. Toute tentative de mise en perspective est altérée. L’événement se consomme et l’émotion supplante la raison. Cette cacophonie médiatique (3) ne permet aucune prise de recul, l’essentiel se noyant sous le superficiel; la distraction généralisée étouffe le discernement. La surinformation – un trop-plein de signes tue le sens – produit paradoxalement un aveuglement collectif.
La perte de valeurs communes est le second obstacle. Pour lire « les signes des temps », une grille d’interprétation partagée serait nécessaire. C’est-à-dire des repères culturels, moraux, spirituels communs indispensables pour donner sens aux événements. Or nos sociétés post-modernes sont rongées par le […]

