Par ailleurs, le modèle familial a connu de grands bouleversements, intégrant de nouvelles ruptures et obligeant à inventer de nouvelles solidarités.
« Je suis parti en internat dès le début de la 6e , ne rentrant à la maison que toutes les trois semaines. Ma mère venait faire le marché dans la ville où j’étais scolarisée tous les jeudis et je bénéficiais alors d’une heure de permission de sortie pour la voir… J’ai trouvé que c’était très dur… » Ce témoignage, recueilli à la sortie d’un temple récemment, n’est pas celui d’une centenaire, mais d’une femme qui vient juste de prendre sa retraite. Ses petits-enfants, vivant dans le même secteur, bénéficient aujourd’hui du ramassage scolaire et rentrent au domicile parental tous les jours. Elle-même les accueille tous les mercredis après-midi, tissant avec eux des relations qu’elle n’a pas connues avec ses propres grands-parents.
Une plus grande autonomie des individus
Pour qualifier l’évolution des relations familiales, parmi les sociologues, nombreux ont été ceux qui, des années 1980 au début des années 2000, ont déploré la déliquescence des rapports dans une famille désinstitutionnalisée et donc « incertaine ». D’autres, cependant, ont défendu la vigueur des liens familiaux. Les premiers se fondent sur l ’évolution de l’institution familiale (hausse des divorces, chute des mariages et du nombre d’enfants par famille) pour décrire le développement de l’individualisme. Celui-ci produirait, selon le point de vue, une plus grande liberté des individus ou de grandes incertitudes quant aux relations familiales. Depuis la Seconde Guerre mondiale, on serait passé de la famille « refuge » au « démaillage familial », producteur de désarroi. Les seconds prennent pour preuve la richesse des échanges au sein de la parenté. Les échanges de services (garde d’enfants, aide ménagère…) et d ’argent (prêt, dons réguliers, héritages) entre les générations seraient un support important des relations.
Des relations moins hiérarchisées
Naguère, les relations entre les générations étaient simples. Elles dépendaient de la position relative de chacun dans le cycle de vie, selon une échelle univoque, dont le sommet était le patriarche. Évelyne Sullerot, sociologue protestante et l’une des fondatrices du mouvement du Planning familial, décrit la famille avant les années 1970 : « patriarcale, inégalitaire, autoritaire et hiérarchisée ». Dans une étude réalisée au début des années 2000 pour le Crédoc, Delphine Chauffaut décrit les évolutions des relations familiales ainsi : « Ces relations s’établissent moins souvent sur un mode simple et hiérarchisé. L’autonomie revendiquée des ménages et la proximité affective se conjuguent pour créer des relations inédites, moins statutaires, plus électives. Les rencontres, si elles sont moins fréquentes, sont moins contraintes. On y prend plus de plaisir. Les activités réalisées en famille en sont bouleversées. On effectuait naguère les actes de la vie quotidienne ensemble ; on organise aujourd’hui des activités centrées sur la rencontre. »
Des générations qui se connaissent plus entre elles
Lorsque les parents et les enfants vivaient moi n s longue me nt ensemble – parce que les enfants s’absentaient précocement ou qu’ils partaient plus tôt – ils se connaissaient probablement moins. Les relations qui suivent le départ sont moins intenses quand la période de vie commune est moins longue. L’allongement de la période de vie commune aurait alors pour effet de rendre plus proches les relations parents-enfants, même après le départ.
D’autre part, alors que l’enfant à la maison était effectivement un enfant ou un adolescent, il était placé sous la responsabilité et l’autorité du chef de famille ; son autonomie était nulle. Or, avec l’allongement du temps des études et l’accès moins facile à un premier emploi, les jeunes vivent aujourd’hui plus longtemps chez leurs parents. L’âge moyen de départ des jeunes du domicile parental est aujourd’hui à 24 ans. Le jeune adulte au domicile parental, lui, a déjà franchi certaines étapes qui s’effectuaient il y a quelques décennies après la décohabitation seulement : relation sentimentale durable, premier emploi, etc.
Grands-parents : une génération qui s’invente
Aujourd’hui, parce qu’ils peuvent partager des années de vie en commun plus nombreuses , y compris à l’âge adulte, les relations entre grands-parents et petits-enfants s’inventent progressivement. La proximité est forte entre ces deux générations, car la quasi-totalité des grands-parents garde les petits-enfants durant l’année ou les vacances, même si la moitié des grands-parents voit ses petits-enfants moins d’une fois toutes les deux semaines. Les occasions de rencontres sont tout d’abord les réunions familiales : Noël (76 % des petits-enfants voient leurs grands-parents à cette occasion), Pâques, ou d’autres occasions comme les anniversaires. Sont aussi fréquentes les rencontres durant les vacances. Quand les enfants sont petits, ils sont gardés durant cette période par les grands-parents. Cette garde est encore plus fréquente si les grands-parents habitent un endroit attrayant (mer, montagne, ou même campagne si les parents sont citadins). Les rencontres sont souvent médiatisées par les parents. Ce sont eux qui visitent ou qui reçoivent les grands-parents, jusqu’à ce que l’enfant ait un certain âge.
Le lien par téléphone ou par les nouveaux modes de communication est un moyen de garder le contact entre les petits-enfants et les grands-parents, malgré la mobilité géographique liée aux études ou à l’emploi. Les grands-parents font partie des quelques personnes que l’on appelle, même s’ils sont loin, de temps à autre, pour avoir des nouvelles et surtout pour en donner. Cette habitude est donnée par les parents quand les enfants sont petits, elle est cependant plutôt entretenue par les grands-parents eux-mêmes (« Tu n’appelles pas souvent… »).
Des différences à surmonter
Bien sûr, les difficultés ne manquent pas ! Plus de générations et nous voilà avec plus de différences à associer, plus de distances à combler. Mode vestimentaire, langage, rôles masculins et féminins, autant de confrontations possibles. Les valeurs des générations vont s’exprimer différemment dans des objets, des manières d’agir, de penser et de sentir, ce qui nous donne parfois le sentiment d’appartenir à des univers sociaux décalés. Alors, chaque génération tente d’entraîner l’espace social vers ce qui lui semble le plus désirable, le plus opportun, créant ainsi des oppositions.
Sources :
Delphine Chauffaut, L’Évolution des relations entre générations dans un contexte de mutation du cycle de vie, Cahier de recherche n° 163, nov. 2001.
Carole Gadet, Les Relations intergénérationnelles, La Tribune Fonda n° 209, juin 2011.