Chaque « moi » peut ressentir la nécessité de se reconnaître à ce qui est essentiel à ses yeux. Ce mouvement advient à la façon d’une attente malgré tout, d’une invocation de ce sur quoi on compte quand tout ce qui compte s’estompe.

Souvenons-nous de quelle façon nos voix se tournent vers l’essentiel dans le chant biblique : « Mon âme espère et j’attends… » Chacun dit d’abord ce qu’il entend par l’essentiel : des voix singulières1 cherchent ce qui importe le plus aujourd’hui, dans la coexistence avec les proches, les amis, les gens, voire dans le monde ou sur terre, c’est-à-dire pour l’humain. Les contributions du dossier amplifient cette quête intime du meilleur, du plaisir, de la paix, en la faisant résonner dans des situations dont les auteurs témoignent : la vie quotidienne de l’entraide, des traversées du difficile, et jusqu’aux limites de la vie, où nous ne pouvons laisser le droit de mourir se substituer à la sollicitude.

L’essentiel est subjectif et bénéfique

L’essentiel est tout à fait subjectif d’abord, tout à fait bénéfique envers et contre tout. Il dépend de situations vécues, partagées, et il est déclaré tel par celle ou celui qu’il concerne et qui y aspire. C’est sans doute par cette intimité sensible que la santé, le bien-être sont fréquemment évoqués par des voix d’acteurs engagés. On y aspire pour l’autre comme pour soi. L’on entend ici un refus actif : le retournement de l’insatisfaction en mobilisation pour ce qui compte plus que tout. Ceux qui témoignent dans ces pages résistent aux limites des ressources technologiques et financières, des savoirs les plus impressionnants : ils résistent en connaissance de cause dans la proximité avec l’autre. À cette échelle du proche et de la mobilisation pointent la valeur et l’échelle de l’essentiel : cela se passe dans l’existence. 

Dans la tradition protestante, Søren Kierkegaard est un jalon déterminant de la pensée de l’existence. Revenons-y en le situant entre ce qu’il conteste – la tradition cartésienne – et une relecture plus récente, au prisme de la tradition prophétique. Ce passage permettra de relier la modernité avec l’immémorial de la parole biblique, de souligner la persistance récurrente, toujours actuelle, de la sagesse humaine : ce savoir intime que quelque chose hors de nous fait l’humain, dans les limites mêmes de chaque existence et de toute connaissance.

Toute connaissance essentielle concerne l’existence Kierkegaard affirme2 : « Toute connaissance essentielle concerne l’existence ; en d’autres termes, la connaissance qui se rapporte essentiellement à l’existence est seule une connaissance essentielle.  » Il rapporte le critère de la connaissance à l’échelle ordinaire de l’existence. Et il caractérise une difficulté essentielle de cette existence par une étrange comparaison : «  Dieu ne pense pas, il crée ; Dieu n’existe pas, il est éternel. L’homme pense et existe, et l’existence disjoint la pensée et l’être, elle les tient l’un hors de l’autre dans la succession. » Les sciences contemporaines auront du mal à le suivre, pourtant il fonde ainsi la connaissance. Et cela heurte sûrement le sens commun de l’objectivité rationnelle. Cependant, quand la science échoue à guérir ou quand la politique bascule dans la guerre, nous savons que l’essentiel nous tire vers la persistance à rester les uns auprès des autres. Kierkegaard s’oppose radicalement au règne de la rationalité : la science et la technologie les plus avancées sans rapport structurel avec l’existence ne sont pas connaissance digne de ce nom.

Mais la pointe, difficile, de son argument contre Descartes tient à la disjonction entre l’être et la pensée : pas de « je pense donc je suis3 ». Dans le mouvement humain d’exister, d’un côté, je pense, de l’autre, je suis. Cette disjonction dynamique fait de l’existence un mouvement irrépressible : la vie va en moi. Or, je connais cela, écrit Kierkegaard, en me comparant à l’éternité de ce qui m’est le plus étranger et inaccessible. Dieu est, c’est-à-dire n’est pas dans l’existence, ne pense pas pour créer (ce n’est pas un·e architecte). Dieu est une puissance créatrice dont je ne peux pas dire qu’elle existe, comme moi j’existe. Dieu est ce que je ne suis pas.

Quel est le rapport entre cette argumentation et l’essentiel de l’existence ? Quel impact a le refus de réduire la science à l’objectivité rationnelle dans nos façons d’exister humainement ? Il faut revenir au ras de l’existence pour le saisir. Et c’est un lecteur passionné de Kierkegaard, Léon Chestov, qui le fait : « L’homme pense mal s’il accepte ce qui lui a été donné […] comme une chose irrémédiable. » Il y a un point commun possible entre la connaissance et l’existence : c’est le mouvement essentiel de refuser l’état donné des choses – que nous avons lu d’emblée dans ce dossier.

Clamer l’aspiration qui fait revenir à l’essentiel

En 1936, ce philosophe juif russe (né à Kiev en 1866) publie à Paris une réflexion sur « la philosophie existentielle » de Kierkegaard4 . Il la sous-titre de la parole du prophète Ésaïe (40.3), « une voix clame : dans le désert… ». Par cette apposition inattendue, Chestov pousse la pensée de Kierkegaard vers notre capacité de réagir, de choisir. Choisir se fait à la plus petite jonction entre « je suis » et « je pense ». On mûrit un choix, on peut l’argumenter, mais on ne le pose que dans le mouvement d’exister. Et cela ressemble à l’effet de l’essentiel qui nous tourne vers ce qui compte le plus par ou dans le rapport aux autres.

Pour Chestov, le refus de la souveraineté de la raison renvoie à l’essentiel de la liberté : celle d’Abraham qui part au-devant d’une promesse. L’acte décisif est de refuser « l’irrévocable », comme si on répondait à un appel essentiel, hors de soi. On ne déduit pas ce qui compte le plus à partir d’un raisonnement logique « indifférent », « général », écrit Chestov. Ce serait se renier soi-même, renier la singularité de la condition de vivre.

C’est un combat « de l’âme » que de refuser notre «  disposition » à tenir pour vrai ce que la raison tient pour évident, n’apportant qu’un « semblant de consolation  ». Chestov parle de la lutte intime pour recouvrer ce à quoi l’âme aspire. Quelles que soient les conditions sociétales et historiques dans lesquelles nous existons en connaissance de cause, le moment où chacun revient à l’essentiel est un moment d’impulsion prophétique : comme on entend, « dans le désert […], la voix [qui] clame » l’essentiel décisif. Chestov attire notre attention sur une liberté comme capacité à écouter la parole biblique. C’est dans un tel rapport, irréductible au seul raisonnement, que l’existence subjective constitue le critère essentiel, la mesure de toute valeur.

Avoir rappelé ici cette mise en rapport répétitive de la Bible et de la philosophie permet de percevoir quelque chose : l’essentiel est plus décisif que l’éthique, qui vient toujours trop tard. Face à l’irrationnel des choses, des maux, des actes destructeurs, la raison seule est impuissante.

Revenir à l’essentiel, c’est repartir de la vie courante, choisir la voix, le rêve qui mobilisent pour tenir face à l’intenable, le traverser ou accompagner sa traversée. Chaque fois que faire se peut.

Par Isabelle Ullern, doyenne de la Faculté libre d’études politiques (FLEPES), directrice de l’organisme de formation de l’association Initiatives (Paris Sud – Montpellier)

1 Rapportées dans le micro trottoir de la page 11.

2 Søren Kierkegaard, Post-scriptum aux miettes philosophiques (1846), in Œuvres complètes, t. 11, éditions de l’Orante, Paris, 1966-1986.

3 Médité par Descartes dans plusieurs de ses essais pour fonder la connaissance.

4 Léon Chestov, Kierkegaard et la philosophie existentielle. Vox clamantis in deserto (1936), Vrin, Paris, 1998.