Comment pouvons-nous continuer à vivre ensemble dans des sociétés qui regroupent des points de vue culturels et religieux de plus en plus hétérogènes ? Une réponse apparemment très simple consiste à dire que les représentations que nous nous faisons du bien suprême, des fins dernières de l’histoire ou du sens ultime de la vie relèvent de la sphère privée et qu’ils ne doivent en aucune manière intervenir dans la sphère publique. Que vous alliez à la mosquée, à l’église, à la synagogue ou que vous militiez dans une association pour la promotion de l’athéisme ou de la libre pensée, tout cela ne regarderait que vous, mais vous en tant que personne privée, pas vous en tant que citoyen. Sur le papier cela peut sembler une bonne idée. Mais dans la pratique, cela montre vite ses limites, quand en France ou ailleurs, la paix civile ou l’ordre public semblent menacés par la ferveur religieuse des uns ou le zèle antireligieux des autres.

Comment fonder alors le pacte politique de solidarité indispensable à toute société démocratique ? C’est la question que pose Charles Taylor. Partant du constat qu’il est impossible aux démocraties de fonctionner au-delà d’un certain seuil de méfiance mutuelle ou quand certains de leurs membres se sentent abandonnés par les autres, il appelle de ses vœux un dialogue entre communautés convictionnelles dont l’objectif serait un « consensus par recoupement ». Ce concept que Taylor emprunte à la philosophie politique de John Rawls désigne un accord partiel mais suffisant entre citoyens pour garantir leur cohésion autour d’un socle minimal de valeurs fondamentales, les principes fondateurs de leur vivre-ensemble. Les justifications théoriques de ces principes peuvent être aussi variées que le sont les communautés convictionnelles qui cohabitent au sein d’un même espace politique. Les citoyens qui se reconnaissent dans ces communautés peuvent alors apporter leurs contributions au débat public à partir de leurs propres traditions intellectuelles, de leurs propres langages symboliques et conceptuels, de leurs propres références théologiques, etc. On n’écarte ainsi pas du débat public les communautés convictionnelles et les « raisons profondes » qui animent leurs membres.

Si les valeurs publiques fondamentales doivent faire l’objet d’un consensus dans lequel se recoupent les raisons profondes des citoyens, l’État doit cependant rester neutre face aux communautés convictionnelles, et cette neutralité doit concerner aussi bien les religions que leurs rivales des philosophies séculières. En effet, si l’État faisait sienne les raisons profondes d’une conception antireligieuse du monde et du bien, il ferait de tous ceux qui adhèrent à une quelconque religion des citoyens de second rang. La solidarité nécessaire à la vie démocratique exige au contraire que tous et toutes puissent adhérer aux grandes valeurs publiques et communes à partir de leurs propres conceptions du monde et du bien.

C’est en ce sens que pour Taylor, la religion est un fondement robuste de la solidarité. Ce serait une erreur de la marginaliser, comme ce serait une erreur de marginaliser les philosophies séculières. Il n’est de solidarité durable au sein d’une société démocratique que si toutes les communautés convictionelles y contribuent à leur manière et dans leurs propres termes. Pour cela, il est nécessaire que ces communautés acceptent d’entrer dans un dialogue « franc et ouvert »… et qu’elles se montrent prêtes à prendre le risque d’être transformées par ce dialogue… Confiance mutuelle, sollicitude réciproque sont les autres noms de cette solidarité constitutive de la vie démocratique.