La récente victoire de Trump est le lointain résultat de son coaching, alors qu’il était tout jeune encore, par un fameux avocat new-yorkais, Roy Cohn. Quels furent ses conseils ? « Ne baissez pas la garde, n’avouez rien, n’admettez jamais votre culpabilité ou votre erreur, refusez les faits, niez tout en bloc, n’acceptez pas les règles d’un système pourri, ne négociez rien, mais attaquez, battez-vous, ripostez systématiquement, tapez plus fort, vos adversaires surpris vont reculer. »

On se souvient de Trump affirmant sans l’ombre d’une preuve – ni vérification – qu’Obama n’était pas né aux USA, ou que tel de ses adversaires avait participé à l’assassinat de Kennedy. Et le répétant malgré les démentis. Si le trumpisme est à ce point contemporain de l’ère de la « post-vérité » et « des faits alternatifs », c’est que la vision du monde d’un avocat hyper agressif tend à s’imposer comme la voie normale des sociétés démocratiques, quand les vérités de fait sont ramenées à des vérités d’opinion, et que triomphe l’opinion la plus forte. Un vrai plaidoyer doit être passionné, impliquer le corps entier, et jouer sur toutes les émotions, même les plus basses. Et pour un lobbyisme efficace, tous les moyens sont bons.

Nous devons penser une éthique du plaidoyer

C’est ce néomachiavélisme qui donne à penser sur l’évolution de nos sociétés. Car c’était peut-être la plus grande différence entre les sociétés démocratiques et les sociétés totalitaires que ces dernières aient pratiqué l’effacement des faits réels et la fabrication de fausses informations. Mais la progressive disparition de cette différence nous trouble profondément. Certes nous subissons de plein fouet la révolution numérique des réseaux, leur puissance, leur concentration capitalistique entre quelques mains (Elon Musk). Mais le nœud de notre problème se situe à l’interface entre l’éthique et la politique, entre l’éthique de conviction et le réalisme efficace.

Or l’éthique de conviction qui habite ceux qui portent la parole des voix les plus faibles et s’en font les avocats, et d’autant plus que la cause leur semble la plus juste, n’est pas exempte de cette accusation de lobbyisme, où tous les moyens sont bons. Que l’on pense aux militants écologistes qui s’en prennent aux œuvres d’art. Certes il s’agit davantage ici de braquer les projecteurs sur une question que d’y répondre concrètement. Il me semble pourtant nécessaire de penser une éthique du plaidoyer.

Quel est l’ethos du plaidoyer, sa visée éthique ? L’avocat Henri Leclerc, à l’extrême opposé de Roy Cohn, disait que c’est d’« aimer les humains malgré eux ». Il affirmait encore : « Pour bien défendre, il faut comprendre son client, tenter de le réconcilier avec les autres, le tirer vers le haut » (L’Humanité, 31 mai 2024). Plaider, c’est parler pour autrui, à la place d’autrui, mieux qu’autrui. C’est donc aussi prendre son parti. Le plaidoyer se rapproche de l’art de raconter, en cherchant à faire entendre ce qui a été vécu mais en suspendant le jugement moral, en renonçant à se placer en position de juge ou d’arbitre.

Dans un autre contexte, le juriste Jean Calvin demandait une justice imaginative, invitait les protagonistes à se mettre à la place les uns des autres, et à faire comme si on avait trouvé la solution, qu’on l’avait oubliée, et qu’il fallait simplement la retrouver ensemble : « Nul ne peut mener un procès, quelque bonne et juste soit sa cause, s’il n’éprouve pour son adversaire cette même affection de bienveillance et d’amitié qu’il lui porterait si l’affaire, débattue entre eux, avait déjà été traitée à l’amiable, et apaisée » (Jean Calvin, Institution de la religion chrétienne, chapitre 16). Le plaidoyer est donc d’abord sensible aux injustices, aux vérités écrasées, aux procès bâclés ou purement formels, aux dangers des passions et préjugés de la foule hurlante, aux condamnations définitives sur des preuves trop fragiles.

Le plaidoyer a ses limites

Mais en visant cela, le plaidoyer peut protéger le « méchant ». C’est pourquoi il doit faire passer son propos par le crible de certaines limites. Il y a d’abord des limites dans le rapport à la vérité, lorsque le désir de convaincre est tel que tous les moyens sont bons, y compris la manipulation des émotions du public, l’utilisation dévoyée des documents et des témoins, l’instrumentalisation de la loi et du système juridique eux-mêmes. Le danger, lorsqu’on est pris dans cette logique, est de réduire la justice au rapport de force, où l’emporte celui qui ment le mieux. Le résultat en est un scepticisme généralisé, un cynisme dans les rapports à la Justice. Certes, un avocat cherche à établir la vérité de son client et à ébranler celle de son adversaire, sans viser LA vérité absolue, parce qu’il est trop conscient de la fragilité des preuves et des témoignages. Mais il y a une limite, c’est le mensonge délibéré. À un ami avocat qui lui disait : « Je me moque de la vérité, mon problème est de me battre contre la peine », Henri Leclerc répondait : « Je ne suis pas d’accord. Moi, je dois croire à ce que je dis. » Et il ajoutait, parce que la vérité est « multiple, parfois contradictoire, jamais aussi claire qu’on le croit » : « Je ne suis pas hostile à un certain compromis, s’il me paraît juste. »

Il y a aussi des limites dans les causes à défendre : certaines ne sont-elles pas indéfendables ? On peut avoir le sentiment sinon qu’en y mettant les moyens, n’importe quel lobby ou groupe de pression peut obtenir ce qu’il veut, comme si la démocratie n’était qu’une affaire de rapports de force entre des opinions, indépendamment de la vérité, de la justice, ou de la justesse des faits évoqués. On peut aussi se demander jusqu’où sont défendables les auteurs de violences meurtrières et d’attentats, considérés par les uns comme des terroristes et par les autres comme des résistants : la « résistance à l’oppression » est reconnue par la Déclaration des droits de l’homme comme un droit imprescriptible, mais il y a toujours une limite au-delà de laquelle on est tout simplement en guerre, et tout plaidoyer est alors envenimé par la propagande et le mensonge. Il n’y a alors plus de justice reconnue.