Par Pascal Lefebvre, pasteur à Tonneins

La valeur « travail » est importante pour les protestants. Cela vient peut-être de Calvin, de notre vision « capitaliste » de la vie en société, mais aussi d’une interprétation de la parabole des talents (Mt 25), selon laquelle l’être humain est appelé à faire fructifier les dons et les charismes que le Créateur lui a offerts. Sans remettre en cause cette vision, on peut l’élargir et constater que la « gratuité » est une valeur évangélique fondamentale.

Amour sans conditions

Elle implique deux notions complémentaires : le don gracieux, unilatéral, et son aspect inconditionnel, l’absence de contrepartie. C’est ainsi que Dieu agit – selon Jésus – en faisant lever son soleil et tomber la pluie sur ceux qui le méritent ou pas (Mt 5,45) ; en aimant les humains, ses enfants – par grâce – indépendamment de leurs œuvres bonnes ou mauvaises (Lc 15). Ainsi, Jésus appelle ses disciples à imiter Dieu, en œuvrant avec compassion et générosité (Lc 6,36), c’est-à-dire à entrer dans la nouvelle mentalité du règne de Dieu. À maintes reprises, Jésus invite ses auditeurs à agir gratuitement et de manière un peu « folle », c’est-à-dire à l’inverse de nos habitudes, à l’encontre de toute logique d’échange, de réciprocité ou de mérite. Il nous enjoint, par exemple, d’aimer même ceux qui ne nous aiment pas (Mt 5,44) ou d’inviter ceux qui n’ont pas les moyens de rendre la pareille (Lc 14, 12s). En bref, pour Jésus, entrer dans le monde nouveau de Dieu, c’est entrer en gratuité. C’est arrêter de compter et de calculer selon les mérites de chacun. Car la vie est synonyme de grâce !

Monde de la gratuité

L’expérience concrète nous montre que Jésus a raison. Lorsque nous recevons la vie, en venant au monde, cela nous est donné : indépendamment de tout mérite. Lorsque l’État-providence paie la scolarité de nos enfants ou rembourse une partie de leurs soins de santé : cela nous est donné (avec l’aide des contribuables). Lorsque nous envoyons un don à une association caritative, pour permettre à des enfants démunis, à l’autre bout du monde, de ne pas mourir de faim ou de suivre une scolarité : c’est encore un geste gratuit, qui ne tient pas compte des mérites des bénéficiaires. Le monde de la grâce est imperceptiblement présent dans notre société, bien que souvent caché. Mais lorsqu’il s’agit de l’étendre – par exemple, avec l’idée d’un revenu universel – nous y mettons souvent des freins. Cela nous gêne. Pourquoi ? Peut-être parce que nous avons peur d’y perdre, peur d’être lésés, peur des profiteurs ou des paresseux. Peut-être aussi n’avons-nous pas vraiment intégré cette fameuse parole : « il y a plus de bonheur à donner qu’à recevoir » (Ac 20,35). Car alors de quoi aurions-nous peur ? Soit nous pouvons goûter au bonheur de recevoir (sans condition), soit à celui – plus grand encore – de donner, d’être des producteurs de dons pour les autres, c’est-à-dire de permettre l’émergence du monde de la gratuité.

Travail épanouissant

En ce sens, le revenu universel a un fondement évangélique : il nous fait sortir du monde étroit du mérite et du donnant-donnant. Par ailleurs, il a d’autres atouts. Il pourrait permettre de renouveler notre rapport au travail. Pour beaucoup, celui-ci est aliénant ; c’est une forme de servitude. Or, Luther associe le travail à la « vocation », c’est-à-dire au fait de faire son métier le mieux possible – avec amour – dans le but de servir autrui. Cela impliquerait, dans beaucoup de situations, de revoir les conditions du travail, pour qu’il procure plus de joie et moins de peine. Fournir un revenu de base, c’est permettre à chacun de pouvoir vivre sans forcément avoir un emploi rémunéré (dans une société touchée par le chômage, il y a d’autres manières d’être utile, comme le bénévolat), c’est favoriser une désaliénation du travail. Indirectement, c’est donner plus de liberté à chacun et c’est aussi obliger les employeurs à améliorer les conditions du travail, pour que les salariés y trouvent bien-être et épanouissement, et qu’ils soient motivés à œuvrer pour les autres et pas seulement pour leur fiche de paie ou leur survie. D’autre part, cela permettrait de remettre la personne humaine au centre d’une économie, où chacun est reconnu pour ce qu’il est et pas seulement pour ce qu’il fait. Enfin, on peut souligner que « le revenu à vie » existe déjà, c’est le principe de la retraite. Pourquoi ne pas l’étendre à tous (avec un revenu de base ou d’existence) et simplifier du même coup le système complexe des allocations ? On peut donc être promoteur du travail (qui produit la richesse) et d’un revenu universel (qui reconnaît les besoins de chacun, en éradiquant la précarité) : ce n’est pas forcément contradictoire.

Projets non-rémunérateurs

Pour autant, deux questions restent en suspens. La première, est celle de l’oisiveté. On se dit que la mise en place d’un RU risque d’inciter les gens à rester chez eux, plutôt que d’avoir un emploi. C’est un risque, en effet. La question est de savoir si le travail doit être pensé sous l’angle de la contrainte (il peut l’être si l’emploi en question est particulièrement pénible). Est-ce la misère qui doit nous inciter à chercher un emploi ou le fait d’avoir des projets ? Un des bénéfices du RU est de permettre de dissocier le travail (qui peut être personnel, familial, associatif, entrepreneurial, etc.) de l’emploi (reconnu majoritairement sous le régime du salariat). On peut travailler (et développer des projets) sans avoir un emploi rémunéré. Par ailleurs, il est peu probable que, demain, tous ceux qui ont un emploi se coupent de revenus permettant de payer leurs crédits et d’avoir des relations sociales. Donc, la question de l’oisiveté ne concerne potentiellement que ceux qui sont malheureux dans leur emploi et qui peuvent se permettre, financièrement, de le lâcher.

Lieu utopique

La deuxième question est celle de la faisabilité en termes économiques. Là, il faut avouer que les économistes sont divisés sur la possibilité de mettre en place un tel système, à cause de son coût jugé exorbitant. Le RU est, par exemple, en phase d’expérimentation en Finlande sur un échantillon de deux mille demandeurs d’emploi, tirés au sort. Dans ce test, le changement majeur introduit tient dans le fait que chaque personne pourra accepter un travail rémunéré et continuer de recevoir son RU. L’objectif affiché est de voir si les chômeurs bénéficiant d’un RU sont plus motivés (ou non) à trouver un emploi ou à lancer des projets entrepreneuriaux. En France, une mission d’information du Sénat a proposé en octobre dernier de tester, dans des territoires volontaires, différentes modalités de mise en place d’un RU. Mais, pour le moment, cette recommandation n’a pas été suivie. Il faut dire que les motivations des hommes politiques sur ce sujet sont différentes : certains y voient une possibilité d’émanciper l’individu de l’emploi (à l’heure du numérique, où le travail prend des formes de plus en plus variées), quand d’autres ont d’abord pour objectif de simplifier le système de protection sociale actuel.