Beaucoup d’entre nous sont inquiets devant l’effondrement des normes et les perspectives inédites ouvertes par les nouveautés technologiques (PMA, GPA, transsexualité…). La technologie n’est pas neutre, elle induit de nouvelles façons de penser et de vivre. Certes, on ne vit plus de la même façon qu’il y a 50 ans. Aujourd’hui, plus d’un enfant sur deux naît hors mariage. Quasiment un mariage sur deux aboutit au divorce. Les femmes souhaitent avoir des enfants quand leur carrière est assurée… Bref, le monde change et avec lui nos pratiques amoureuses. Qu’en disons-nous, nous protestants ? Que vivons-nous ? Que voudrions-nous vivre ? Quels sont les enjeux sur lesquels il nous faudrait ne pas céder ?
J’aimerais poser que nous ne devons rien céder sur notre humanité. Entendez par là ce qui nous rend humains, car l’humanité, ce n’est pas naturel ! C’est le fruit de l’altérité. Profondément, je crois que Dieu est cet Autre dont la parole nous met en humanité. Un »tu » premier et fondateur qui, en retour, vise, attend et espère un »je ». L’humanité est vocation, une dynamique de confiance. Cette vocation n’a pas de limite ni de contenu religieux : c’est une parole offerte pour rien. Semée à tout va, juste dans l’espoir qu’elle fera foi (au sens de la confiance qui fait lien). C’est cela la création ! Alors, qu’est-ce qui fait droit à cette vocation dans le domaine de l’amour humain ? Qu’est-ce qui donne à notre sexualité sa dimension humaine, qu’est-ce qui différencie le »faire l’amour » humain du copuler animal ? L’impératif éthique me semble consister à lutter contre un double rapt, biologique et social. Le rapt biologique, consiste à réduire la sexualité à sa dimension naturelle (perpétuation de l’espèce) !
Dieu a inventé la gratuité du désir
Heureusement, Dieu a inventé l’érotisme, qui de l’amour fait un art. Quant au rapt social, cela consiste à réduire la sexualité humaine à des usages (reproduire un modèle familial ou des archétypes sociaux…) ou à une utilité (produire des ouvriers, des consommateurs…) C’est au fond une logique économique. Heureusement, Dieu a inventé la gratuité du désir qui de l’amour fait toujours une transgression novatrice… Si ces aspects, naturels et sociaux, sont bien sûr à prendre en compte, ils ne sauraient fonder l’éthique. Ils nous soumettent à un ordre idolâtre car le Dieu de la Bible ne commande pas un conformisme, mais appelle à une liberté. La sexualité n’est humaine que de procéder de cette liberté, laquelle passe par la place faite à l’altérité de l’autre : libéré pour aimer.
Tout l’est permis (1 Corinthiens 6,12) ! Cette première partie d’une phrase de Paul est vraiment révolutionnaire. Tout ce qui procède de mon abandon confiant à la seule grâce de Dieu m’est permis. Tant que mon acte ou ma décision sont le fait de »l’homme nouveau », né de la grâce, « tout m’est permis ». Dans cette limite – et seul Dieu peut en juger –, « tout m’est permis ». Mais, comment savoir que cela procède de l’action de la grâce en moi ? Comment ne pas m’abuser moi-même, ne pas confondre grâce et permissivité ? Eh bien, c’est justement ça, la foi : être au pied du mur, et n’avoir d’autre réponse pour s’aventurer sur le chemin de son désir que : « Ma grâce te suffit » (2 Corinthiens 12,9). La foi est dans le risque même, dans l’audace de ne compter que sur la grâce de Dieu.
Prisonnier de ses ambiguïtés
Mais… nul n’est jamais porté par la seule foi. On est toujours prisonnier de ses ambiguïtés : le désir devient la convoitise. Là où le désir vise l’autre en le laissant libre, la convoitise, elle, cherche à s’emparer de l’autre, à en faire sa propriété (mon mari, ma femme, mon enfant…). Dans la vraie vie, les deux sont toujours mêlés. On s’abuse toujours soi-même, et du coup on abuse l’autre. D’où le « mais tout n’est pas utile » (1 Corinthiens 6,12) de Paul : pas utile à l’autre, pas utile à moimême. Ce qui est utile à l’autre, c’est d’être considéré dans son irréductible altérité. Ce qui m’est utile, c’est d’être libéré de toute relation aliénante. C’est toujours un chemin de grâce, une conversion de soi. Il n’y a donc aucun état (célibat, mariage, hétérosexualité ou homosexualité…) qui serait bon en soi. Tous sont toujours à humaniser. L’éthique protestante est ainsi. Découlant de la seule grâce, elle affranchit de tout devoir normatif. On a beaucoup de mal à l’entendre. Parce que c’est très inconfortable (il faut se risquer). Et parce qu’on a peur que, livrée à elle-même, l’humanité ne sombre dans le stupre le plus avilissant.
Livrer. Jésus est livré par Judas. C’est une trahison. Judas livre Jésus à l’humanité et l’amène à dire : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? ». Dieu est ici livré à l’humanité. Du coup, l’expression « l’humanité livrée à elle-même » signifie aussi : l’humanité rendue à ellemême. Délivrée de sa culpabilité (et Dieu sait si la sexualité est porteuse de culpabilité !) et délivrée de la peur qui ne se rassure que dans le conformisme. Délivrée d’elle-même pour être rendue à elle-même. Délivrée, puisqu’en Christ Dieu prend toute culpabilité sur Lui, en mourant de la tragique partition entre pur et impur. Dans le risque que Dieu prend de livrer l’humanité à elle-même, il y a donc aussi la lumière du salut : osez vivre, lancez-vous dans la vie comme des adultes, trouvez et accomplissez chacun votre œuvre propre, votre vie personnelle à inventer !
On va avoir, dans les années qui viennent, nombre de défis éthiques à relever, à cause de l’étendue infinie des possibilités technologiques dans un monde qui refuse toute limite. Il sera sans doute assez vain de légiférer : GPA, euthanasie, utérus artificiel… seront toujours à portée d’avion. Et pourtant, au plan politique, il faudra veiller à ce que la loi protège le plus fragile sans se conformer à la volonté de consommation du plus grand nombre. Difficile courage, puisque à rebours de l’opinion majoritaire.
Mais, ne l’oublions pas : le salut ne reposera jamais dans nos pratiques. Hagar, la première mère porteuse a reçu la bénédiction de Dieu. Et Sarah et son Abraham de mari n’ont pas été blâmés d’avoir tenté leur chance ! Plus que jamais, nous allons devoir apprendre à distinguer entre Loi et Évangile : l’un ne peut se dire sans l’autre, mais il ne saurait se confondre avec elle. L’Évangile ne sera jamais une loi : c’est une confiance dans la confiance de Dieu. Et s’il est bien une espérance face aux angoissantes évolutions de nos sociétés, elle ne repose que sur cette confiance. Sur cette confiance seulement.